« Andreï habite un bel immeuble près de la station Poshtova. Quatrième sans ascenseur. Il est ravi de m'héberger. Sa femme, Svitlana, l'est aussi. Et je passe en leur compagnie trois jours paisibles. Le modem que l'agence Safran m'a dégoté marche à merveille. J'ai sélectionné une petite dizaine de photos qu'elle n'a eu aucun mal à revendre. Pourtant les journaux s'intéressent peu à cette guerre. Aucun gros titre, uniquement quelques entrefilets ça et là. Andreï ne comprend pas. J'ai de mon côté plus l'habitude de ce genre de rejet. L'Ukraine n'est qu'à deux heures de l'Allemagne, et à trois de Paris, mais ce qui se passe ici n'intéresse personne. Qui connaît sa capitale, Kiev ? Avant de partir, j'ai été surpris du peu de publications à son sujet. Deux guides seulement existent sur l'Ukraine, quand on en compte vingt ou trente sur l'Italie, l'Espagne, ou la Russie. »
Durant la lecture de Fabrika je me suis retrouvée
à remercier son auteur à plusieurs reprises d'avoir souligné avec
autant de pertinence le symptôme « deux poids deux mesures »
dont souffre notre bas monde.
En effet, dans ce thriller très bien ficelé, qui vous
laisse à peine le temps de respirer, tellement le narrateur s'en
prend plein la figure, la toile de fond géopolitique est le prétexte
pour soulever un certain nombre de questions essentielles de notre
époque.
Le sujet principal du roman : le trafic d'organes
et ses inépuisables sources dans les zones de guerre, les
territoires sinistrés, les populations pauvres. L'enquête que
Charles Kaplan, le narrateur, se retrouve à mener, presque par
hasard, à partir de Kiev, le conduira de plus en plus à l'est, en
faisant une boucle par Prague, Budapest, Bucarest pour piquer droit
vers la Turquie et ensuite la Chine.
J'aimerais beaucoup savoir combien de temps Cyril Gely a consacré au travail de documentation, l'enquête de Kaplan est absolument passionnante, même si le sujet donne froid dans le dos à plusieurs reprises, à chaque fois où l'on se rend compte du côté absolument abjecte d'une certaine nature humaine.
Entre ceux qui n'ont rien d'autre à vendre à part un
morceau d'eux-mêmes, comme Lucian, le Roumain qui obtient 8000 euros
pour un rein, unique possibilité pour accéder aux études
d'architecture et ceux dont la vie ne tient qu'à un fil et qui
payent 75 000 euros le même rein, à l'autre bout de la chaîne,
d'autres qui se servent parmi les victimes de guerre, séisme, j'en
passe et des meilleures pour abreuver un marché de plus en plus
juteux, d'autres encore, quantités négligeables, SDF, prostitués,
orphelins, invisibles, dont l'absence subite n'inquiétera personne
mais contribuera à maintenir en vie de riches inconnus...
Mais Fabrika est d'abord un thriller et les
nombreux rebondissements vous le rappellent constamment: le périple
de Kaplan, le lecteur l'aura aussi dans les pattes une fois qu'il
aura tourné la dernière page ! Les personnages,
majoritairement des femmes (une dans chaque port ) parviennent à
adoucir l'univers plombant dans lequel évolue le narrateur. Les
ressorts romanesques sont très bien maîtrisés, c'est la partie
agréable de la lecture, on se fait balader et on aime : on
sursaute même parfois.
J'ai aimé la tendresse du regard que le narrateur pose
sur les pays qu'il traverse : ici pas de clichés faciles ou de
battements de cils enamourés devant un pseudo-exotisme fantasmé.
Kaplan voit les pays à travers les rencontres qu'il y fait: Andreï
et Raïsa, les Ukrainiens, Nina, Sofia, Lucian, les Roumains, Nuray
Shafak et le professeur Eyüboglu en Turquie, la jeune Li-Ming en
Chine. Chacun a une histoire qui est intrinsèquement liée à
l'histoire de son propre pays.
« Je mitraille la scène sans savoir si ces clichés intéresseront Safran. Il y a un pas tout de même entre des photos de guerre et des tissus congelés. C'est certain que les seconds sont moins spectaculaires. Mais il me semble qu'on ne peut pas laisser passer ça. Ne rien dire, ne pas témoigner, serait criminel. Pour Sofia, que l'on sache est essentiel ! Elle compte sur moi.
Comme toujours c'est une lutte contre l'oubli. »
Last but not least : à travers Kaplan, Cyril Gely
rend hommage à tous les photo-reporters dont le travail est rendu de
plus en plus pénible par la quête irrationnelle du sensationnel
dans les médias. Le traitement inégal de l'information en dépit
des risques inouïs pris par les professionnels sur le terrain tient
souvent de l'obscène.
Et c'est important de ne pas l'oublier.
« Là-bas, sur un conflit, tout est simple, plus de loyer à payer, plus de quotidien, personne ne vous dit ce que vous avez à faire. Votre job c'est de sauver votre peau et de ramener les plus belles photos. Car Safran veut du scoop ! Tout le monde veut du scoop ! En moyenne, la durée de vie d'un reporter s'échelonne sur cinq ans. Ensuite, neuf fois sur dix, il tombe en dépression, dans l'alcool, la dope, ou sur une mine. La guerre, ça vous change ou ça vous tue. »
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