« Il
faisait nuit le jour : des marées noires comme du charbon, qui
vous salissaient les doigts. Le gras du gaz, filles du grisou.
Pour ça
il en était mort par comités, tous les derniers ouvriers, des
maigres à n'y plus voir, des emportés par le courant, des nés
victimes qui n'avaient pas eu le choix, des qui n'étaient même pas
au courant.
Les
autres avaient suivi, les employés, les syndiqués.
Mais la
casserole où on les avaient jetés accrochait... ils s'étaient mis
à geindre, puis à crier... Pas malheureux pourtant jusqu'alors, ils
avaient cru à leur part.
Fallait
pas croire.
Enfin,
ils n'étaient pas les seuls : d'autres encore avaient suivi,
les petits cadres, les professeurs, c'était comme le charbon qui
alimentait la locomotive, de l'extrait de croissance qui prendrait
des directions hyperboles, de la machine qui s'emballe certifié pur
capital... Des pauvres gens, qui avaient été carbonisés les
premiers. »
André
Jarlan, prêtre de l'Action Catholique Ouvrière est né dans
l'Aveyron et meurt, abattu par balle, dans la « poblacion »
de Victoria à Santiago en 1984. Son tort ? Aider les démunis,
les opprimés, combattre le fascisme et la dictature, au Chili, sous
Pinochet.
Victor
Jara, artiste insoumis, est exécuté en 1973 au Stade National, en
présence de plus de 5000 autres prisonniers politiques. La dictature
n'a pas de limites, pas de marge, pas d'états d'âme. Elle est
assoiffée de sang et de pouvoir. Et elle infiltre l'histoire par
tous ses pores même lorsqu'on la pense anéantie. Les murs de
Victoria, quartier obstiné en périphérie de Santiago, en
témoignent encore aujourd'hui.
« La
Victoria était la poblacion la plus pauvre de Santiago, celle où la
répression s'était acharnée. Pour mater les révoltes, on l'avait
plongée tête la première dans la misère, appliquant la technique
du sous-marin des tortionnaires à une population entière. Une
asphyxie. Quand la détresse menaçait d'exploser en émeutes, les
carabiniers jetaient des grenades lacrymogènes par les fenêtres
des bicoques, tiraient sur tout ce qui bougeait, les hommes, les
femmes, les chiens. Soixante-quinze morts, un millier de blessés,
six mille arrestations, La Victoria avait payé cher sa résistance à
Pinochet. »
Victoria,
pauvre, rebelle, insoumise, est l'un des personnages principaux de
Condor.
Derrière elle s'alignent Gabriela,
Stefano, Esteban, Edwards, Patricio... autant d'histoires
individuelles que la grande Histoire a emportés dans sa course
folle.
Caryl Férey
a le talent rare de nous obliger à nous intéresser à autre chose
que nos pauvres nombrils. Avec lui on ne sait jamais où finit le
documentaire et où commence la fiction... et c'est tant mieux, ça
nous oblige à chercher.
Après
Mapuche,
Férey reste sur le continent latin. Prochaine cible, le Chili. Mais
ce n'est pas le seul point commun avec le précédent roman, il y en
a un autre, plus charnel, plus intime, que vous découvrirez à la
lecture de Condor.
La
toile de fond est politique, bien sûr. Les résonances du passé
crèvent les tympans et font de nouvelles victimes. Le style est
pourtant résolument poétique, peut-être plus que jamais, malgré
la violence brute qui suinte à presque chaque page.
La
trame du roman est bien celle d'un polar : des gamins tombent
comme des mouches, une enquête officielle bâclée, une enquête
officieuse qui déterre d'autre cadavres... Mais là ce n'est que le
squelette de la narration. La chair, le sang, la matière, ce sont
l'Histoire, les personnages qui vous font traverser des montagnes
russes de sentiments contradictoires, une histoire d'amour
magnifique, les amitiés sans concession et les vengeances
implacables.
Je
n'ai aucune envie de vous raconter l'histoire du Condor,
ce sera à vous de la découvrir, il n'y a que de cette manière que
vous apprécierez à sa juste valeur le retour de Caryl Férey. Il
est assez exceptionnel. Et il sera en librairie le 17 mars prochain.
« Les
gamins de la décharge étaient sans armes mais une lueur étrange
perçait entre leurs paupières cernées de noir.
-
Regarde leurs yeux, Daddy, regarde comment ils ont
faim.
L'ogre
recula mais il était encerclé. Il ne voulait pas comprendre, pas
encore. »
Condor, Caryl Férey, Gallimard Série Noire, mars 2016
Publié sur le site des Unwalkers.
« Il
faisait nuit le jour : des marées noires comme du charbon, qui
vous salissaient les doigts. Le gras du gaz, filles du grisou.
Pour ça
il en était mort par comités, tous les derniers ouvriers, des
maigres à n'y plus voir, des emportés par le courant, des nés
victimes qui n'avaient pas eu le choix, des qui n'étaient même pas
au courant.
Les
autres avaient suivi, les employés, les syndiqués.
Mais la
casserole où on les avaient jetés accrochait... ils s'étaient mis
à geindre, puis à crier... Pas malheureux pourtant jusqu'alors, ils
avaient cru à leur part.
Fallait
pas croire.
Enfin,
ils n'étaient pas les seuls : d'autres encore avaient suivi,
les petits cadres, les professeurs, c'était comme le charbon qui
alimentait la locomotive, de l'extrait de croissance qui prendrait
des directions hyperboles, de la machine qui s'emballe certifié pur
capital... Des pauvres gens, qui avaient été carbonisés les
premiers. »
André
Jarlan, prêtre de l'Action Catholique Ouvrière est né dans
l'Aveyron et meurt, abattu par balle, dans la « poblacion »
de Victoria à Santiago en 1984. Son tort ? Aider les démunis,
les opprimés, combattre le fascisme et la dictature, au Chili, sous
Pinochet.
Victor
Jara, artiste insoumis, est exécuté en 1973 au Stade National, en
présence de plus de 5000 autres prisonniers politiques. La dictature
n'a pas de limites, pas de marge, pas d'états d'âme. Elle est
assoiffée de sang et de pouvoir. Et elle infiltre l'histoire par
tous ses pores même lorsqu'on la pense anéantie. Les murs de
Victoria, quartier obstiné en périphérie de Santiago, en
témoignent encore aujourd'hui.
« La
Victoria était la poblacion la plus pauvre de Santiago, celle où la
répression s'était acharnée. Pour mater les révoltes, on l'avait
plongée tête la première dans la misère, appliquant la technique
du sous-marin des tortionnaires à une population entière. Une
asphyxie. Quand la détresse menaçait d'exploser en émeutes, les
carabiniers jetaient des grenades lacrymogènes par les fenêtres
des bicoques, tiraient sur tout ce qui bougeait, les hommes, les
femmes, les chiens. Soixante-quinze morts, un millier de blessés,
six mille arrestations, La Victoria avait payé cher sa résistance à
Pinochet. »
Victoria,
pauvre, rebelle, insoumise, est l'un des personnages principaux de
Condor.
Derrière elle s'alignent Gabriela,
Stefano, Esteban, Edwards, Patricio... autant d'histoires
individuelles que la grande Histoire a emportés dans sa course
folle.
Caryl Férey
a le talent rare de nous obliger à nous intéresser à autre chose
que nos pauvres nombrils. Avec lui on ne sait jamais où finit le
documentaire et où commence la fiction... et c'est tant mieux, ça
nous oblige à chercher.
Après
Mapuche,
Férey reste sur le continent latin. Prochaine cible, le Chili. Mais
ce n'est pas le seul point commun avec le précédent roman, il y en
a un autre, plus charnel, plus intime, que vous découvrirez à la
lecture de Condor.
La
toile de fond est politique, bien sûr. Les résonances du passé
crèvent les tympans et font de nouvelles victimes. Le style est
pourtant résolument poétique, peut-être plus que jamais, malgré
la violence brute qui suinte à presque chaque page.
La
trame du roman est bien celle d'un polar : des gamins tombent
comme des mouches, une enquête officielle bâclée, une enquête
officieuse qui déterre d'autre cadavres... Mais là ce n'est que le
squelette de la narration. La chair, le sang, la matière, ce sont
l'Histoire, les personnages qui vous font traverser des montagnes
russes de sentiments contradictoires, une histoire d'amour
magnifique, les amitiés sans concession et les vengeances
implacables.
Je
n'ai aucune envie de vous raconter l'histoire du Condor,
ce sera à vous de la découvrir, il n'y a que de cette manière que
vous apprécierez à sa juste valeur le retour de Caryl Férey. Il
est assez exceptionnel. Et il sera en librairie le 17 mars prochain.
« Les
gamins de la décharge étaient sans armes mais une lueur étrange
perçait entre leurs paupières cernées de noir.
- Regarde leurs yeux, Daddy, regarde comment ils ont faim.
L'ogre
recula mais il était encerclé. Il ne voulait pas comprendre, pas
encore. »
Condor, Caryl Férey, Gallimard Série Noire, mars 2016
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