L'échange qui suit a eu lieu peu de temps avant la parution des premières publications Agullo, au mois de mai : Le Fleuve des Brumes et Spada. Pour différentes raisons je n'ai pas pu le retranscrire avant et je me dis maintenant que c'est tant mieux : le discours de Nadège Agullo est salutaire en cette période où l'on croirait que les portes se ferment les unes après les autres.
Formée à deux écoles à travers son parcours professionnel (française et anglo-saxonne), Nadège Agullo pose un regard novateur sur l'édition française. Accompagnée par Estelle Flory, Sébastien Wespiser et Sean Habig, ils forment une équipe qui détonne, mue par la passion, par des convictions communes et une ouverture au monde qui transcende tous les limites que les métiers de l'édition pourraient, parfois, imposer.
Quelles sont les frontières qu' Agullo entend abolir ?
J'avais déjà eu ces réflexions, comment positionner l'entreprise par rapport à nos goûts, etc., et là, faire ça une deuxième fois, c'était quand même dur...
Du coup, « abolir les frontières » on s'était dit que c'était un concept intéressant, outre le fait que ça fasse penser un peu à une ONG humanitaire (sourire), on trouvait ça intéressant parce que pour nous il y avait cette idée de découverte, de curiosité, de savoir comment ça se passe chez l'Autre. « L'Autre » ça peut être l'autre au bout du monde ou l'autre, ton voisin de pallier. C'est juste rentrer un peu dans la vie des gens et donc évidemment, outre les frontières géographiques – parce qu'on a quand même cette expertise d'aller chercher dans des territoires un peu moins connus, l'Europe de l'Est, notamment, l'année prochaine nous aurons aussi un titre qui vient du Bangladesh, outre ça, c'est aussi abolir les frontières politiques, une chose qui tient vraiment à cœur à Sébastien.
On pense aux frontières sociales et puis dans le concept de notre maison il fallait intégrer la notion d'abolition des barrières entre les genres, on a pas mal de titres qui mixent les genres, mais aussi entre les arts. On utilise un procédé photographique donc artistique pour nos couvertures et on se disait pourquoi pas, à un moment donné, essayer d'inclure aussi de la musique... on verra.
La typo du livres aussi c'est une typo qui est normalement utilisé dans le sous-titrage des vieux films américains. Il a donc tout ce mélange d'arts, etc, qui parle d'abolition de frontières à ce niveau là aussi.
Nous vendons nos titres fantastiques dans le rayon littérature générale, c'est aussi une façon d'abolir les frontières dans les genres littéraires. Même si, bien sûr, les libraires sont tout à fait libres de s'emparer de nos titres comme ils veulent. On préfère se positionner sans trop de « positionnement » pour justement ne pas trop s'enfermer et toucher le plus de lecteurs possibles...
En parlant de libraires, quels sont les premiers retours sur les titres à venir la semaine prochaine ?
Les retours sont partagés, ce qui est normal, on sort trois titres d'un coup ! Le Fleuve des Brumes, un roman parmesan, donc de la région de Parme et le politique-fiction, Spada sont tous les deux dans la collection Agullo Noir. Spada aurait presque pu être vendu en litté générale.
Refuge 3/9, le troisième, il faut le lire, il est difficile d'en parler : il est hyper riche, il s'apparente au thriller folklorique, un peu métaphysique, road-trip folklorique, très très noir : un mélange de thriller, de folklore russe, de fantastique...
Dans le Fleuve des brumes, il y a un côté très Simenon, l'auteur crée des atmosphères, vraiment on s'y sent et ce qui est intéressant c'est que ça se passe dans une région d'Italie à l'automne/ hiver, il pleut tout le temps, il y a toujours du brouillard, ça casse un peu les clichées d'une Italie toujours ensoleillée, du sud, où tout le monde parle fort... là c'est le contraire. Alors il y a cette barge qui dérive sur le Pô et au cercle nautique des bateliers où t'as des hommes qui y travaillent depuis 50 ans, ils ont tous 80 ans, ils se disent, tiens c'est bizarre, Tonin, qu'est-ce qu'il lui arrive pour dériver comme ça, ça fait cinquante ans qu'il navigue, il a de l'expérience... Et là il passe un pont, deux ponts et la péniche s'échoue. On se rend compte qu'elle est déserte. Ça c'est juste le début. Le fleuve est en crue, on se demande s'il ne faut pas évacuer les gens qui vivent au bord du Pô à cause des inondations... sur trente pages on s'y voit ! La nuit, la pluie, l'humidité... et l'histoire parallèle, le commissaire Soneri, le héros du livre et qui est le héros récurrent de la dizaine de romans que Varesi a écrit avec ce commissaire-là, est appelé dans un hôpital où un vieux bonhomme est retrouvé défenestré. On pense à un suicide et on apprend que cet homme passait sa vie dans cet hôpital, sans être malade, il venait rendre visite aux patients et il y passait toutes ses journées. Soneri trouve ça bizarre mais lorsqu'il apprend qu'il y a un autre gars de 80 ans qui a disparu de sa péniche il se rend compte qu'ils étaient frères et que tous les deux avaient officié dans les milices fascistes à la fin de la guerre sur les bords du Pô. Donc c'est ces histoires de milices fascistes dans le milieu des bateliers dont la plupart étaient des partisans communistes... Nous on a beaucoup aimé, en plus c'est un polar qui se passe à la campagne, et puis le fleuve est un vrai personnage du roman.
Les libraires ont bien accroché, il se lit super bien, c'est riche et Varesi est super fort pour créer cette atmosphère si particulière, ce côté Simenon... On a déjà signé le prochain, il s'appelle La Logeuse et il sortira en mars 2017.
Alors Spada ?
Spada c'est un politique-fiction qui doit être lu, c'est plus compliqué d'en parler. Il y a eu une critique de libraire qui disait, par exemple, « jamais je ne serais allé de moi-même vers ce genre de livre : un politique-fiction où des Roms sont assassinés et avec une intrigue traitée par le biais de la politique... » Et en fait il est bien entré dans le livre, il a trouvé que c'était intelligent et intéressant. Quand je l'ai lu, moi, j'ai trouvé que c'était plus le côté fictionnel qui l'importait, les rapports humains et jusqu'où les hommes sont prêts à aller par pouvoir, etc
Ça se passe à Bucarest, des Roms qui ont un casier judiciaire sont assassinés par un genre de serial-killer qu'on surnomme Spada (le Poignard en roumain) et évidemment, comme les Roms sont une minorité ethnique qui n'est pas forcément bien intégrée à la population roumaine, très vite ça devient plus ou moins un problème politique. Assez rapidement il y a le représentant parlementaire de la communauté rom qui monte au créneau, qui affirme qui si ça avaient été des Hongrois de Roumanie ou des Roumains on aurait déjà retrouvé le coupable, là, ce sont des roms donc il n'y a pas d'efforts de la part des autorités.
A partir de ce moment là on voit vraiment ce qui se passe dans les coulisses politiques entre l'opposition, le président de la république qui est complètement dépassé, l'influence de l' Europe... L'auteur, Bogdan Teodorescu, est consultant politique et il a conseillé notamment les deux derniers candidats à l'élection présidentielle.
C'est un roman assez atypique finalement : c'est vrai qu'il y a des meurtres mais il n'y a pas d'enquête policière, ça se différencie du polar. Les meurtres sont le prétexte pour dire autre chose, un point de départ qui permet de déterrer des choses du passé et de comprendre les sociétés actuelles.
Comment vous faites pour découvrir les perles rares dans la littérature contemporaine internationale ?
Ça va faire 15 ans que je vais au Salon du Livre à Francfort, la question d'en rater un seul ne se pose même pas, même enceinte j'y suis quand même allée ! Et là tous les pays du monde sont représentés, c'est presque un énorme supermarché des droits où tu peux rencontrer des agents et des éditeurs de tous les pays ; dans mon autre vie j'ai aussi beaucoup voyagé, j'ai visité entre vingt et trente capitales européennes ; donc j'avais établi des contacts en Russie, en Pologne, en Roumanie, un peu partout en Europe.
On a aussi la chance d'être en contact avec des agents et des éditeurs à l'étranger et même des Centres Nationaux du Livre ; ça dépend toujours de l'humain derrière, de sa passion, de l'envie qu'il met au service de son travail. Généralement les gens qui sont attachés à la vente d'un titre à l'étranger savent qu'il faut présenter un texte traduit, un synopsis, une accroche en anglais. Parfois on a la chance que le livre ait déjà été traduit, comme Anna Starobinets ou Vladimir Lortchenkov. Si déjà on a un synopsis qui nous plaît, on va dire dix pages traduites en anglais avec un style qui nous plaît on va passer ce texte à un lecteur de la langue originale et là on va lui demander une fiche de lecture et longuement échanger avec lui à propos de ce titre.
Après c'est une question de feeling !
Vladimir Lortchenkov avait été traduit en douze langues : il y a aussi des indicateurs qui nous mettent sur de bonnes pistes. Internet est un outil excellent : des articles sur la littérature contemporaine polonaise, hongroise, tchétchène que sais-je, des noms d'auteurs qui circulent et qui interpellent, puis on approfondit la recherche : a-t-il déjà été publié en France, on remonte le fil, qui détient les droits... etc...
Le titre qui m'intrigue : L'installation de la peur, kesako ?
Rui Zink a déjà eu un titre publié chez Métaillé en 2013 : Le destin du touriste. C'est un auteur que j'ai découvert par le centre national du livre portugais il y a 2 ou 3 ans à Francfort et ce qui m'a plu au premier abord, ça a été le titre ! Entre le mot « installation », très matériel et le concept abstrait de la peur, l'association des deux c'est intriguant et déstabilisant ! Et ce feeling de départ a été totalement confirmé par la lecture faite par celle qui deviendrait sa traductrice Maïra Muchnick.
C'est l'histoire d'une femme qui vit dans un appartement avec son gamin et là il y a la sonnerie qui sonne de manière insistante et quand elle se décide à aller ouvrir il y a deux mecs qui lui disent « Bonjour Madame, nous sommes des agents du gouvernement, comme vous le savez la peur doit être installée dans chaque foyer sous un délai de 120 jours »
Ils entrent dans l'appartement et pendant les heures qui suivent ils vont installer la peur. C'est assez violent mais c'est une violence psychologique ; leurs méthode c'est de parler de toutes les peurs inhérentes à notre société contemporaine, la maladie, les étrangers, la pauvreté, le terrorisme, la guerre, etc... toutes ces grandes peurs universelles. C'est un véritable huis clos qui m'a fait penser à Huis Clos de Sartre ou au film Funny Games. Ça ne dérive jamais dans la violence physique, il faut le savoir, mais il y a un twist dans ce livre (sourire). Je l'avais découvert en 2014 et après tout ce qui s'est passé à Paris je me suis dit ce mec est un peu visionnaire quand même !
Comment te sens-tu à une semaine du lancement des premiers titres Agullo ?
J'ai eu un peu de pression, mais pour le moment ça va, nous avons de bons retours de libraires, de la presse. Les gens sont super bienveillants avec nous, ça fait extrêmement plaisir, évidemment !
Tu es très bien entourée, quelques mots sur l'équipe ?
Sébastien Wespiser qui a plusieurs vies à son actif (libraire, manager de groupe de rock, attaché parlementaire etc. …) est Directeur Commercial et réfléchit à de nouvelles possibilités de travail avec les libraires, notamment.
Estelle Flory, qui suit le travail avec le traducteur et le correcteur est une très bonne lectrice qui m'aide énormément.
Sean Habig travaille en tant que brand architect, il est à l'origine de la création de l'identité visuelle de certaines grandes marques. C'est à lui que nous devons le concept graphique de Mirobole et qui aujourd'hui participe activement à l'établissement de l'identité d' Agullo. Il est aussi cofondateur d'un bureau de design à Paris qui commence à gagner des prix et il commence à se faire connaître aussi dans le milieu de l'édition.
Tout le monde est motivé et enthousiaste, c'est l'essentiel !
Et la motivation tout comme l'enthousiasme paient ! Depuis notre entretien les éditions Agullo ont publié non seulement L'installation de la peur, comme prévu, mais aussi l'hilarant La Destinée, la Mort et moi, comment j'ai conjuré le sort de S.G. Brown (que vous pourrez, par ailleurs, rencontrer en ce mois d'octobre si vous êtes à Paris, Nantes ou Bordeaux).
Le 6 octobre verra le jour le nouveau Vladimir Lortchenkov, Le dernier amour du lieutenant Petrescu, joyeux imbroglio diplomatique où la Moldavie serait en passe de devenir une future république islamiste.
Les retours continuent à être positifs. En moins d'un an Agullo s'est imposé dans le paysage éditorial français en tant que maison qui en a sous le pied.
Tout ce qui nous reste à dire c'est... vivement le « prochain Agullo » !
Entretien écrit pour les Unwalkers: http://www.unwalkers.com/