« Commissaire, vous le voyez, le Pô ? Ses eaux sont toujours lisses et calmes, mais en profondeur il est inquiet. Personne n'imagine la vie qu'il y a là-dessous, les luttes entre les poissons dans les flots sombres comme un duel dans le noir. Et tout change continuellement, selon les caprices du courant. Personne parmi nous n'imagine le fond avant de s'y être frotté et la drague fait un travail toujours provisoire. Comme tout ici-bas, vous ne trouvez pas ? »
Le titre ne ment pas :
l'ambiance de ce roman est humide et froide, on y est balancé dès
les premières lignes et on y reste, impuissant lecteur, frissonnant,
même si l'on est blotti dans son canapé.
Le Pô traverse l'Italie sur
toute sa largeur, depuis le Piémont jusqu'à l'Adriatique. Il est le
personnage principal du roman, celui qui donne le ton à chaque
bouleversement dans le fil de la narration. Le Fleuve des Brumes.
Lorsque nous faisons sa
connaissance, il pleut depuis quatre jours : beaucoup plus de
pluie qu'il ne peut tolérer. Il gonfle, il pousse, il grimpe. Des
hommes suivent l'évolution des eaux à partir du cercle nautique du
village. Plus curieux qu'inquiets : ce sont des bateliers, leur
relation au fleuve est basée sur le respect et l'expérience d'une
vie entière à naviguer sur ses flots. Barigazzi. Vernizzini.
Torelli. Ghezzi. Leur calme tranche avec les ordres d'évacuation
imminente que la Préfecture fait transmettre en cette nuit de
déluge.
Un incident finira par provoquer
l'inquiétude même parmi eux : la péniche de Tonna Anteo,
quatre-vingts ans, batelier de son état, prend la route sous le
regard abasourdi des quatre compères. Personne ne sait qui est à
bord, la lumière s'allume et s'éteint. Et le fleuve qui continue de monter.
La péniche sera retrouvée
vide. Plus de trace de Tonna.
Le lendemain matin un homme de
soixante-seize ans est trouvé défenestré dans la cour d'un
hôpital. Soneri, le commissaire en charge de cette enquête
pencherait volontiers pour un suicide sauf que le défenestré
s'appelle Tonna Decimo et que les journaux parlent déjà de la
mystérieuse disparition d'un autre Tonna, Anteo.
«Deux frères au centre de deux affaires à quelques kilomètres de distance. L'un qui vole par la fenêtre, l'autre qui disparaît alors que sa péniche dérive le long du fleuve en crue. Il se figura le Pô et toute cette eau lui rappela qu'il pleuvait sans trêve depuis cinq jours. »
Les Tonna partagent beaucoup
plus qu'un lien de sang : ils ont en commun un passé de
militants fascistes pendant et après la seconde guerre. Et cette
vallée de Pô a été un lieu important pour la résistance :
« Notre terre a été une zone de frontière, il y en avait qui s'enfuyaient et d'autres qui passaient le fleuve pour rejoindre leurs pairs. Des gens égarés et souvent peu dignes de confiance. Des fascistes de la République de Salò déguisés en résistants. Des résistants déguisés en Chemises noires, des personnes jouant un double jeu, des espions... Nous en avons vus de toutes les couleurs. »
Commence
alors une enquête qui progressera au fil de la descente des eaux du
Pô. Est-il possible que des faits ayant eu lieu cinquante années
auparavant puissent avoir encore des conséquences ? La plupart
des résistants sont morts. Les anciennes Chemises noires se sont
rachetées une conduite et se sont rendues « fréquentables ».
Le commissaire Soneri est obligé de remuer des tas d'ossements, des
souvenirs douloureux. Et pendant ce temps les eaux qui baissent en
dévoilant de plus en plus leurs secrets...
Le
Fleuve des Brumes
est une réussite absolue : au-delà de l'intrigue qui met face
à face passé et présent dans un combat muet, l'écriture est
absolument superbe ; la métaphore de l'eau, toujours présente
et les descriptions somptueuses de cette vallée du Pô
pleine de mystères constituent un véritable plaisir de lecture qui
devrait convaincre même les lecteurs qui n'ont pas l'habitude du
polar.
Mention
spéciale pour les clins d’œil gastronomiques et oh combien
appétissants !
Vivement
le prochain Soneri aux éditions Agullo !
Le
Fleuve des Brumes, Valerio Varesi, traduction Sarah Amrani, Editions
Agullo 2016
Publié chez les Unwalkers!
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