Vous, qui
entrez dans ce roman, laissez dehors toute espérance.
« Dans sa tête, Conway voyait le film des deux prochaines heures : Ray Boy à genoux sur la plage de Plumb Beach, les yeux fermés, Conway et lui éclaboussés par les phares des voitures sur la rocade, Conway appuyant le pistolet contre le crâne de Ray Boy, pressant la détente, le cerveau de cet enculé se répandant dans la nuit. Générique de fin. »
Au sud de
Brooklyn, Gravesend, un nom lourd qui pèse de tout son poids sur la
vie de ce quartier italien figé dans un passé désormais éteint.
Un quartier fantôme dont les habitants errent dans les limbes de la
folie, du regret, de la sénilité, des désirs de vengeance. Conway
d'Innocenzio et son père, Stéphanie et sa mère, Eugene et Sweat,
jeunes pousses déjà pourries sur pied, des personnages en
souffrance portant en eux la fatalité de Gravesend.
Alessandra
Biagini est la seule à avoir réussi à s'extirper :
« A dix-huit ans, Alessandra était partie pour Los Angeles. Elle voulait laisser Brooklyn loin derrière elle, elle voulait devenir actrice, alors le choix de L.A. semblait s'imposer. Ses parents, surtout sa mère, n'avaient pas compris. Pourquoi quitter le quartier ? Juste de l'autre côté du pont il y avait Manhattan, c'était aussi bien pour être actrice. Mais, pour une raison ou pour une autre, Alessandra avait envie de fuir ce quartier. »
Mais
elle finit par revenir à Gravesend. Sa présence, son regard qui
aura pris le lointain et se sera détaché de l'ambiance poisseuse de
son quartier de naissance, sont cruciaux dans le fil narratif du
roman. Parce que devant elle, les anciens collègues d'école sont
devenus des êtres cabossés et pitoyables, conscients de leur
déchéance et cependant mus par une force auto-destructrice qui les
dépasse.
Conway
d'Innocenzio attend depuis seize ans le moment où il pourra venger
la mort de son frère, Duncan. Le responsable, Ray Boy Calabrese,
ancien caïd du quartier et de leur école, vient de sortir de
prison. Jusque là rien à signaler. Ce serait sans compter avec le
talent et la finesse avec laquelle William Boyle décortique l'âme
humaine: le désir de vengeance peut avoir de multiples facettes. Le
tandem Conway – Ray Boy, en recherche de rédemption, traverse tout
le récit en réveillant dans son sillage d'autres peines, d'autres
frustrations.
Eugene,
quinze ans, neveu de Ray Boy : boule de colère boiteuse qui se
rêve digne héritier de l'oncle hors-la-loi, prétend que sa jambe
folle est la conséquence d'une balle l'ayant pris pour cible. Pur
produit de son quartier, Eugene n'a aucunement l'intention de
dépasser sa condition, bien au contraire : les efforts de sa
mère pour lui payer une bonne école et le faire sortir de la
fatalité Gravesend sont sabotés systématiquement jusqu'au point de
non-retour.
Stéphanie.
Stéphanie Dirello. Habite toujours au bord de la rue avec sa mère.
« La pauvre Stéphanie. A vingt-neuf ans, imaginez
ça. Menant la vie d'une gamine de quatorze ans. Alessandra n'en
revenait pas. »
Vous
comprenez, Gravesend est d'une noirceur sans fin : on ne peut
jamais quitter certains lieux et si on les quitte malgré tout, on
les emporte dans nos bagages.
Les
personnages qui évoluent à Gravesend n'en sortent que pour mieux
revenir. Regardez Pop, le père de Conway :
« Il n'avait jamais mis les pieds ni à Manhattan, ni dans le Bronx (ne serait-ce que pour voir un match des Yankees en vrai), ne ressentait pas le désir de visiter le Queens (qu'est-ce que j'irais y foutre ?), et n'était retourné à Long Island – où dans les années soixante-dix il avait acheté deux concessions au cimetière de Holy Garden parce que les prix étaient bradés – que pour l'enterrement de son fils. Après la mort de Duncan, son périmètre s'était encore réduit. La maison. L'église. Point final. »
Oui,
mille fois oui, les éditions Rivages et François Guerif ont eu
raison de choisir William Boyle pour ce millième de la collection.
Non seulement il est bourré de talent mais il vous entraîne dans
son univers (fût-il noir et rempli de spleen) avec une facilité
déconcertante – d'ailleurs la traduction de Simon Baril y est
sûrement pour quelque chose !
Pour
bouquiner en musique :
http://next.liberation.fr/livres/2016/03/25/william-boyle-je-ne-peux-aller-nulle-part-sans-un-tom-waits_1442078
Gravesend,
William Boyle, Rivages Noir 2016, Traduction Simon Baril
Publié sur le site des Unwalkers
Publié sur le site des Unwalkers
Mille Rivages Noirs
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