La Belle Colère est une maison d'édition pas comme les autres :
sa thématique, l'adolescence, est traitée à travers le prisme
d'histoires, toutes différentes et à la fois toutes universelles.
Le monde de l'adolescence, traversé de part en part par des orages
émotionnels qu'aucune vie adulte ne saurait contenir, nous montre
une nouvelle facette à chaque publication de l' éditeur.
« Tout
plutôt qu'être moi », It's a kind of a funny story en
version originale (big up au traducteur pour le grand écart
génialissime d'une ironie à l'autre) est une histoire à part.
C'est pour cette raison que j'ai choisi d'écrire une vrai
introduction à la chronique et de faire une infidélité à la
traditionnelle citation qui ouvre mes billets d'habitude.
Nous l'apprenons en quatrième de couverture :
jeune prodige, Ned Vizzini commence à publier des articles dans la
presse new-yorkaise dès ses 15 ans. Il est doué, très, mais
également dépressif. A 32 ans il se jette du haut d'un immeuble à
Brooklyn.
Il est par conséquent assez étrange de lire ce roman,
dont la première partie décrit avec minutie les sinuosités de la
dépression du jeune narrateur.
« Ils sont allongés, non pas l'un sur l'autre mais l'un à côté de l'autre, et flottent dans l'espace. Leur bras et leurs jambes ne sont qu'à l'état d'ébauche car ce qui compte, ce sont les cerveaux – pleins et complètement achevés, avec un enchevêtrement de ponts, d'intersections, de places, de rond-points et de parcs. C'est la carte la plus élaborée que j'aie jamais dessinée : des voies publiques quadrillées, des contre-allées, des impasses, des tunnels, des péages. La feuille est au format A2, ce qui m'a donné la possibilité d'imaginer des villes immenses. Les corps sont petits et secondaires ; le plus important dans ce dessin, ce qui attire l’œil immédiatement – car je commence à comprendre que l'art fonctionne de cette façon – est un pont qui semble s'élancer vers le ciel et qui relie les deux têtes, un pont plus long que le Verrazano, avec des rampes qui s'entrelacent tels des rubans. »
Lorsqu'on
fait la rencontre de Craig, le narrateur, il est chez son ami, Aaron,
avec Nia et Ronny. Un joint tourne et la télé diffuse un
documentaire animalier. Un après-midi normal, entre potes. Sauf que.
La voix de Craig, qui nous guide, nous fait comprendre rapidement que
les apparences sont trompeuses. Le premier chapitre s'ouvre
sur « Quand
te prend l'envie de te suicider, parler devient presque impossible.
Rien à voir avec un quelconque problème mental – c'est physique,
comme si tu étais incapable d'ouvrir la bouche. Les mots ont du mal
à sortir ; on dirait des morceaux de glace pilée crachés par
un distributeur. Et c'est plus fort que tout. »
Craig. 15 ans, une vie banale, une famille idem. Rien
qui dépasse. Il vit avec ses parents et sa petite sœur à Brooklyn.
Enfant, il aimait dessiner des cartes de villes imaginaires. Rien qui
dépasse, je vous dis.
La première partie du roman est celle que j'ai trouvée
la plus touchante. Ce gamin, dont le mal être crève les yeux, nous
raconte non seulement comment « tout ça » a commencé,
mais il décrit aussi ce qu'il ressent, ce qu'il pense, comment il le
pense. Pour les non-initiés, « la dépression pour les nuls ».
Et oui, ça secoue, d'abord parce qu'il s'agit d'un minot, ensuite
parce que nous connaissons le fin mot de l'histoire, la vraie.
En ce qui concerne Craig, tout a commencé avec son
admission dans une grande prépa' new yorkaise, de celles qui forment
les « dirigeants de demain ». Il l'avait préparée, son
admission, il avait bossé, il s'est acharné, il la voulait, cette
école.
Le jour où il apprend qu'il est admis, c'est le plus
heureux jour de sa vie. Il le partage avec Aaron et il culmine sur le
pont de Brooklyn. Mais après, les vélos se mettent à tourner :
tous les « si », tous les « pas assez », tous
les « j'y arriverai pas ». Pas d'instant de tranquillité
sans que ça tourne, ça tourne, ça tourne. Les tentacules
l'étouffent : tous les devoirs, les bouquins, les
comptes-rendus, les activités parascolaires, tous les « il
faut », tous les « je dois ». Nous parlons d'un
gamin de 15 ans. Ca le fait vomir dès qu'il mange. Ca lui fait
chercher la tranquillité dans des salles de bains sans lumière .
Ca le fait se sentir seul au milieu d'une foule.
Pourtant il est entouré, maladroitement, certes (rien
ni personne ne prépare les parents à l'éventualité d'une
dépression carabinée chez leur progéniture). Il voit des psys, il
entame un traitement. Qu'il décide d'arrêter dès qu'il a
l'impression que les vélos sont à l'arrêt.
Dans
la deuxième partie du roman on découvre le « vrai »
Craig, celui qui sommeille derrière le brouillard de la dépression.
Il ne coupera pas au service psychiatrique de l'hôpital de Brooklyn.
Il y va tout seul, comme un grand, notre Craig, suite à une
discussion hallucinante avec SOS Suicide, de nuit, toute sa petite
famille endormie à quelques mètres de lui.
Je
vous laisserai découvrir comment Craig finit par intégrer le « Nord
Six », après son passage aux urgences où il débarque à
cinq heures trente du matin. Ce gamin a du cran !
Cette
deuxième partie, plus enjouée, (qui n'est pas sans rappeler parfois
Dieu me déteste
de Hollis Seamon, une autre merveilleuse trouvaille de La Belle
Colère) remet Craig au centre de sa vie.
Dans
le « pavillon
des fous »
il n'a pas d'autres choix que de connaître les autres pensionnaires
et les vies qu'ils abritent, de mettre sa propre existence en
perspective, d'éprouver de nouveaux sentiments. Les dialogues sont
drôles, touchants, parfois absurdes. Ils désamorcent souvent les
situations dramatiques et rendent intelligibles les problèmes
psychiques même pour le lecteur sceptique ou frileux.
Il
y a tout dans Tout plutôt qu'être moi :
de la souffrance, certes, mais surtout beaucoup d'amour, de l'humour,
de la tendresse. Même si le sujet paraît lourd, le roman ne l'est
pas : il arrive à parler de la dépression adolescente (et pas
que) sans pathos et sans recours à la fatalité.
Je conseille Tout plutôt qu'être moi aux
ados, aux adultes, aux parents. Je le conseille à tout le monde.
C'est une brillante leçon de vie. Merci, La Belle Colère !
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