« Trois jours plus tard, une femme blonde qui travaillait pour une agence immobilière se gara devant chez lui. Elle prit des photos depuis le siège conducteur puis sortit et alla frapper à la porte. Freddie l'invita à rentrer et lui fit faire le tour de la maison. Il lui dit qu'il avait refait la cuisine pour sa mère, fabriqué les placards dans le garage d'un voisin et carrelé et peint la pièce pendant que ses parents étaient partis en croisière. Puis il avait posé les placards, un nouveau plan de travail, et installé une cuisinière et un lave-vaisselle neufs. La femme prit des photos et Freddie l'emmena au salon et dans la salle à manger où il avait lui-même posé les boiseries en sapin et le parquet en chêne. Il lui montra le cellier qu'il avait transformé en bureau pour sa femme. Il y avait posé une fenêtre, des placards et des étagères, et il avait fabriqué un bureau avec le bois entreposé par son grand-père dans le garage.
La femme ouvrit les placards et les armoires, descendit au sous-sol et jeta un coup d’œil à la salle de bains. Une fois la visite terminée, elle se chauffa près du feu. Le prix de l'immobilier avait chuté en l'espace d'une année, expliqua-t-elle, mais elle était sûre de pouvoir vendre la maison. Comme Freddie était incapable de la regarder, elle lui demanda s'il était toujours prêt à la vendre. ''Oui'', se contenta-t-il de répondre. Alors ils s'installèrent à la table de la cuisine et remplirent les documents nécessaires. »
La
violence discrète de cette scène est identique à celle que
subissent des millions d'individus à travers le monde aujourd'hui.
Il s'agit en l'occurrence de Freddie, l'un des personnages principaux
du dernier roman de Willy Vlautin, Ballade
pour Leroy.
Vous voyez le type qui raconte les multiples vies de sa
maison, hypothéquée par deux fois, la vie des parents, la sienne,
celle de la famille qu'il a bâtie par la suite entre ses murs. Vous
l'entendez parler de la valeur inestimable de tout ce qui a été
créé à l'intérieur de cette maison par la force de ses bras, dans
le but de faire plaisir au siens. Valeur qui ne fait pas le poids
devant la « chute des prix de l'immobilier », mots
couverts par le crépitement des flashs de l'appareil photo que
l'agent interpose entre lui et l'histoire que lui raconte ce « bien
à vendre ».
Freddie n'est pas un marginal. C'est un individu comme
vous et moi qui marche sur le fil et que le moindre imprévu peut
faire basculer. Son imprévu à lui, des factures médicales. En
lisant le bouquin vous comprendrez pourquoi. Il cumule donc deux
boulots, vendeur chez Logan's Paint en journée, veilleur de nuit
dans un foyer pour handicapés mentaux en suivant.
C'est dans ce foyer que Leroy atterrit après six mois
d'Irak et combien d'autres mois de réparations inefficaces sur son
corps à jamais cassé. Il avait rejoint la National Guard en pensant
pouvoir se rendre utile sur le sol américain, sa brigade a été
déployée en Irak. Un moment de lucidité, une nuit, au foyer, un
espoir : se tirer, tirer sa révérence. Mais il se rate.
Désormais, entre Logan's Paint et le foyer, Freddie trouvera encore
le temps pour visiter son ancien patient à l'hôpital du comté.
Ce que Freddie ne saura jamais, tout comme Darla, la
mère de Leroy ou Jeanette, sa copine, c'est que Leroy s'était
désormais retranché dans un monde dystopique, son cerveau tournant
sans discontinuer pour l'aider à échapper aux « hommes
libres ». Sous l'effet de la morphine, Leroy est peut-être
plus lucide que jamais et ses hallucinations sont incroyablement,
horriblement... envisageables.
Il
y a une douceur, une tendresse dans la façon dont Willy Vlautin
accompagne ses personnages, que j'ai rarement vues ailleurs. On a
l'impression de le deviner, lui, sous les traits de la grosse Mora,
auprès de qui Freddie vient chercher tous les matins des donuts.
« Tu
as l'air fatigué »
devient plus tard « Je
suis désolée de te le dire, mais tu as de plus en plus mauvaise
mine. Je me fais beaucoup de souci. » et
une trentaine de pages plus loin, lorsque Freddie craque, « Mora
contourna le comptoir, s'approcha de lui et le prit dans ses bras.
Elle sentait les donuts et le savon parfumé, elle était douce et
son corps réchauffa Freddie, qui ferma les yeux... »
Chaque personnage est source d'empathie pour un autre,
chacun d'entre eux trouve des ressources au-delà de sa solitude et
des misères du quotidien pour tendre une main.
Pauline. Infirmière de nuit de son état elle vit seule
(avec un lapin), s'occupe de son père qui a complètement levé le
pied, s'autorise de temps à autre une cuite en solitaire et veille
sur chacun de ses patients comme s'ils étaient ses propres enfants.
Pauline est un ange, comme il y en a plein, des invisibles.
Lorsqu'une gamine fugueuse, abusée et paumée arrive dans son
service, Pauline veut la sauver.
« Elle s'était toujours battue pour que sa vie professionnelle n'empiète pas sur sa vie privée. Au début, il arrivait parfois que ses patients la hantent. Qu'ils la dévorent et que leurs vies s'entremêlent. Il lui avait fallu des années pour construire un mur autour d'elle, et pourtant il lui arrivait encore de devoir batailler. Mais elle se ressaisissait très vite. Cependant, Jo lui faisait vraiment penser à elle et à ce qu'elle avait éprouvé au même âge. Elle aussi s'était sentie seule, de trop, privée de voix, et bonne à rien. »
A moins que vous viviez sur une autre planète ou que
vous soyez parfaitement imperméables au monde qui vous entoure, ce
roman vous touchera par la grâce et la dignité avec laquelle il
rend justice aux gens qu'on n'entend pas. Rendre justice dans le sens
donner des visages, des vies, donner la parole. Freddie, Leroy,
Pauline, Jo, Darla, Jeanette, tant et tant de visages perdus dans la
nébuleuse d'une société mortifère, tant de visages et de vies qui
tiennent debout et qui brillent de leur propre lumière.
A voir aussi l'entretien avec l'auteur sur le site des
Nyctalopes :
Ballade
pour Leroy,
Willy Vlautin, Traduction
Hélène Fournier, Ed. Albin Michel 2016
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