lundi 4 avril 2016

Gravesend, Rivages Noir 1000!



Vous, qui entrez dans ce roman, laissez dehors toute espérance.

« Dans sa tête, Conway voyait le film des deux prochaines heures : Ray Boy à genoux sur la plage de Plumb Beach, les yeux fermés, Conway et lui éclaboussés par les phares des voitures sur la rocade, Conway appuyant le pistolet contre le crâne de Ray Boy, pressant la détente, le cerveau de cet enculé se répandant dans la nuit. Générique de fin. »

Au sud de Brooklyn, Gravesend, un nom lourd qui pèse de tout son poids sur la vie de ce quartier italien figé dans un passé désormais éteint. Un quartier fantôme dont les habitants errent dans les limbes de la folie, du regret, de la sénilité, des désirs de vengeance. Conway d'Innocenzio et son père, Stéphanie et sa mère, Eugene et Sweat, jeunes pousses déjà pourries sur pied, des personnages en souffrance portant en eux la fatalité de Gravesend.
Alessandra Biagini est la seule à avoir réussi à s'extirper : 
« A dix-huit ans, Alessandra était partie pour Los Angeles. Elle voulait laisser Brooklyn loin derrière elle, elle voulait devenir actrice, alors le choix de L.A. semblait s'imposer. Ses parents, surtout sa mère, n'avaient pas compris. Pourquoi quitter le quartier ? Juste de l'autre côté du pont il y avait Manhattan, c'était aussi bien pour être actrice. Mais, pour une raison ou pour une autre, Alessandra avait envie de fuir ce quartier. »

Mais elle finit par revenir à Gravesend. Sa présence, son regard qui aura pris le lointain et se sera détaché de l'ambiance poisseuse de son quartier de naissance, sont cruciaux dans le fil narratif du roman. Parce que devant elle, les anciens collègues d'école sont devenus des êtres cabossés et pitoyables, conscients de leur déchéance et cependant mus par une force auto-destructrice qui les dépasse.

Conway d'Innocenzio attend depuis seize ans le moment où il pourra venger la mort de son frère, Duncan. Le responsable, Ray Boy Calabrese, ancien caïd du quartier et de leur école, vient de sortir de prison. Jusque là rien à signaler. Ce serait sans compter avec le talent et la finesse avec laquelle William Boyle décortique l'âme humaine: le désir de vengeance peut avoir de multiples facettes. Le tandem Conway – Ray Boy, en recherche de rédemption, traverse tout le récit en réveillant dans son sillage d'autres peines, d'autres frustrations.

Eugene, quinze ans, neveu de Ray Boy : boule de colère boiteuse qui se rêve digne héritier de l'oncle hors-la-loi, prétend que sa jambe folle est la conséquence d'une balle l'ayant pris pour cible. Pur produit de son quartier, Eugene n'a aucunement l'intention de dépasser sa condition, bien au contraire : les efforts de sa mère pour lui payer une bonne école et le faire sortir de la fatalité Gravesend sont sabotés systématiquement jusqu'au point de non-retour.

Stéphanie. Stéphanie Dirello. Habite toujours au bord de la rue avec sa mère. « La pauvre Stéphanie. A vingt-neuf ans, imaginez ça. Menant la vie d'une gamine de quatorze ans. Alessandra n'en revenait pas. »

Vous comprenez, Gravesend est d'une noirceur sans fin : on ne peut jamais quitter certains lieux et si on les quitte malgré tout, on les emporte dans nos bagages.
Les personnages qui évoluent à Gravesend n'en sortent que pour mieux revenir. Regardez Pop, le père de Conway : 
« Il n'avait jamais mis les pieds ni à Manhattan, ni dans le Bronx (ne serait-ce que pour voir un match des Yankees en vrai), ne ressentait pas le désir de visiter le Queens (qu'est-ce que j'irais y foutre ?), et n'était retourné à Long Island – où dans les années soixante-dix il avait acheté deux concessions au cimetière de Holy Garden parce que les prix étaient bradés – que pour l'enterrement de son fils. Après la mort de Duncan, son périmètre s'était encore réduit. La maison. L'église. Point final. »

Oui, mille fois oui, les éditions Rivages et François Guerif ont eu raison de choisir William Boyle pour ce millième de la collection. Non seulement il est bourré de talent mais il vous entraîne dans son univers (fût-il noir et rempli de spleen) avec une facilité déconcertante – d'ailleurs la traduction de Simon Baril y est sûrement pour quelque chose !

Pour bouquiner en musique :
http://next.liberation.fr/livres/2016/03/25/william-boyle-je-ne-peux-aller-nulle-part-sans-un-tom-waits_1442078

Gravesend, William Boyle, Rivages Noir 2016, Traduction Simon Baril
Publié sur le site des Unwalkers


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