jeudi 14 avril 2016

Entretien avec Caryl Férey pour les Unwalkers

Caryl Férey de passage à Bordeaux, 8 avril 2016


-Bonjour Caryl Férey, quel est votre votre état d'esprit à presque un mois depuis la sortie du Condor ?

  • Oui, trois semaines... Je suis aux anges, j'ai eu le classement de l'Express, Condor est 6e vente en France. Jusqu'à présent pour moi c'est le meilleur départ, de loin, donc c'est une bonne nouvelle! Comme je fais un roman tous les quatre ans, c'est vrai que les enjeux sont importants : quatre ans en étant à fond! Puis deux mois avant la deadline l'éditeur me dit que ça va pas du tout, on oublie les dates de parution, j'ai dû tout recasser, ça faisait trois ans et demi que j'étais dessus quand même ! tout re-péter ! Tout était là mais c'était c'était écrit n'importe comment ! J'ai refait un plan de dix pages qu'il connaissait par cœur, il en pouvait plus, c'était déjà la cinquième version qu'il avait ! Et là il me dit « Ben voilà, c'est ce qu'il faut faire ! »  Je connais mon rythme, j'ai bossé quatorze heures par jour pendant deux mois ! Donc je suis pas sorti, ce qui pour moi est rare et puis des fois c'était seize heures par jour, une fois dix-neufs heures, clairement tu dors plus. La deadline c'était le 29 octobre à minuit, je partais le lendemain matin au Bresil, et à onze heures et demie du soir je l'envoyais ! C'était vraiment à l'arrache !Donc j'avais pas trop de retours... Les seuls retours que j'ai eus ça a été sur les épreuves qui avaient déjà été envoyées aux journalistes, aux libraires etc. Sur les épreuves on peut encore corriger mais que de petites choses... Donc j'avais un peu peur qu'il y ait beaucoup de trucs à retravailler et que je sois pas content et puis quand je les ai vues, en fait j'étais arrivé au bout, j'ai pas eu grand chose à changer. 



  • Le soulagement quoi !Vous disiez que Mapuche était votre préféré mais là on remonte encore la barre avec Condor.


  • Ben Mapuche, c'était le personnage de Jana, j'étais amoureux d'elle, au bout d'un moment on devient amoureux de ses personnages ! Je la connaissais hyper-bien, enfin c'était mas copine quoi !

  • C'est pour cette raison que vous avez tenu à avoir un lien direct et charnel avec Mapuche dans ce dernier roman ?
  • Aussi mais dans Mapuche il y a déjà un petit mot, il y a juste une phrase quand Rubén demande à Jana « mais c'est quoi le secret du Hain », elle lui dit « en fait c'est ma petite sœur qui le sait parce que c'est elle qui est branchée avec la Machi. ». Donc je savais déjà que j'allais prendre sa petite sœur en suivant mais pour une raison assez simple : quand je suis allé en Argentine les contacts avec les Mapuche étaient au Chili et là j'ai vu la situation des Mapuche au Chili, qui est complètement différente à celle de l'Argentine. Du coup quand j'ai filé la dernière version de Mapuche à mon éditeur (qui souffre beaucoup sur mes versions), ça finissait au Chili. Et là on découvrait les problèmes Mapuche au Chili, etc., et il m'a dit non, non, là on est au bout de 400 pages, on a envie d' avoir la fin pas de repartir sur une autre histoire... Donc j'avais prévu qu'il y aurait un petit lien, il y a plein d'informations, de recherches que j'avais gardées pour Condor. Il y a aussi une situation similaire entre les deux pays, les deux dictatures... Mais comme j'avais rencontré les Grand Mères de la Place de Mai, ça m'avait beaucoup bouleversé, entre le personnage de Jana et les Grand Mères de la Place de Mai, émotionnellement c'était hyper hyper fort ! Je les aime tous, Haka, Utu, Zulu mais dans Mapuche il y a des émotions que je n'ai pas eues avec les autres pays, des émotions différentes.
    Par contre le Chili est un pays hyper-plombant ! Pays néo-libéral par excellence, tout le monde est endetté, ils pensent qu'au fric... Par rapport à l'Argentine c'est pas festif, ça n'a rien à voir !
  • D'où ma question suivante : un curé, un avocat des causes perdues, un vidéaste révolutionnaire, une Mapuche cinéaste, s'agit-il d'une enquête citoyenne ?
  • Ben oui parce que... bon, je n'aime pas l'idéologie, je suis de gauche mais je n'ai pas besoin de faire un bouquin en disant « la gauche c'est bien, la droite c'est nul » parce que ce n'est pas le rôle d'un écrivain et j'ai pas envie d'infliger ça aux lecteurs. Mais comme l'histoire de Mapuche était assez sauvage quand même et hyper-violente, autour de la dictature, autour de la torture, les disparus... j'avais pas envie de faire un Mapuche 2 qui se passerait au Chili !
    Donc comme le pays est plombant, j'avais besoin de personnages qui eux, soient, à l'inverse, lumineux. Et comme Jana était bien sauvage, enfin, je l'adorais mais elle était bien sauvage, je me suis dit, sa petite sœur, elle va être bondissante ! Je voulais qu'elle soit dans la vie. Il n'y a que la jeunesse chilienne qui donne de l'espoir, la lutte des étudiants pour leurs études... voilà un sujet qui parle à tout le monde, au Chili il n'y a que les riches qui peuvent faire des études ! C'est bien qu'en France on défende le service public et tout ça, sauf que on trouve que c'est normal et ça ne l'est pas du tout : au Chili ils se battent pour le minimum, ils se battent pour pouvoir faire des études, on ne parle même pas de sécurité sociale, retraite, allocation chômage, on oublie tout ça, ils se battent pour faire des études, pour que les jeunes puissent avoir un avenir à peu près égalitaire on va dire...
    Donc voilà, le personnage de Gabriela, elle est plus punchie,plus bondissante. Et puis quand j'ai découvert la leader étudiante, Camilia Vallejo (photo ci-dessous) qui est une fille superbe en plus, moi qui suis sensible à la beauté des femmes, voilà, elle est splendide, elle est intelligente, je l'ai vue tenir tête à des ministres sur des vidéos et je me suis dit « ben voilà, voilà un modèle de fille chilienne qui en veut et qui donne envie d'écrire. »

  • Les femmes, c'est quelque chose dans vos romans, surtout Mapuche et Condor !
  • J'aime bien que les femmes se battent ! Il n'y a pas de raison que les filles s'écrasent devant les mecs, battez-vous !
  • Avec Gabriela les choses deviennent encore plus intéressantes lorsqu'on s'arrête sur la manière dont elle est déchirée entre sa vie de vidéaste, résolument urbaine et l'appel de la Machi
  • En fait j'ai un copain Mapuche qui est venu avec moi en territoire Mapuche et sur la route on a rencontré une copine à lui, une fille qui était danseuse et qui était dans une situation assez difficile. Elle est venue avec nous en territoire Mapuche. Et la Machi lui dit qu' elle veut être danseuse à Santiago mais il ne faut pas le faire, parce que c'est elle qui a le don, celui de parler aux volcans. C'est l'histoire de Gabriela, en fait. Et ça, elle le trimballe depuis longtemps. C'est dingue ! L'histoire de l'araignée, c'est elle qui me l'a racontée. Et il lui arrive que des emmerdes parce que sur le chemin de la Machi tu dois traverser des épreuves. Donc pour moi c'est une super matière ! C'est des choses que j'ai vécues, que j'ai vues. En rencontrant la Machi c'est exactement comme dans le bouquin, elle est à moitié alcoolo, pèse trente kilo à.. je sais pas, 150 ans ? Sauf que pendant la cérémonie quand elle se met à chanter c'est une autre personne, tu te dis, cette puissance, cette voix là peut sortir d'une petite chose comme ça ? Moi ça m'a fait partir en live !
  • Ca veut dire aussi que finalement tous vos personnages existent quelque part, pas uniquement Victor Jara et André Jarlan.
  • Oui et les sœurs, à Victoria, j'ai carrément gardé leurs noms, elles avaient connu André Jarlan et elles on encore les larmes aux yeux quand elles en parlent ! Je suis complètement athée mais le travail de ces gens-là c'est admirable ! Je me fiche que ce soient des curés, tout ça, ce sont des gens qui se sont battus, des gens admirables ! Et les deux mémés, ce sont elle qui nous ont trimballés partout à Victoria ! On a même rencotré El Chuque, on s'est fait braquer avec un flingue par El Chuque à Victoria ! On est allé voir les flics et tout ! Tout est matière à écrire. Mais la manière dont les deux sœurs parlaient d'André Jarlan c'était hyper émouvant !
  • L'autre personnage principal, Estéban, lui aussi vous l'avez rencontré ou il est fait de toutes pièces ?
  • Non, pas rencontré. J'avais juste vu un reportage ou un docu, je sais plus, sur des jeunes riches, qui étaient tous de droite, et il y en avait un qui lui, disait, non, moi je suis de gauche, tout ça et tous ses copains se foutaient de sa gueule... Je me suis dit, tiens ! Tu me donnes une idée, toi ! Ca me permettait de parler de ces familles là !
  • Oui, parce qu'on traverse les quartiers riches, on a une belle vue d'ensemble de cette société...
  • Oui, de toute façon, Santiago c'est une cuvette et là dans le fond, t'as plein de pollution, là il y a tout le monde et puis les riches habitent sur les collines, en hauteurs, des trucs super beaux, ben voilà... C'est Chili, c'est à l'image du Chili, c'est comme ça... Et puis j'ai aussi rencontré un avocat des Mapuche – parce qu'ils sont considérés comme des terroristes, ils sont même pas défendus, de toute façon ils ont même pas l'argent pour se défendre en fait – donc ce mec qui était vraiment super, il défendait les Mapuche gratuitement à la Conception. J'avais déjà pris un détective pour les Grand Mères de la Place de Mai, il me restait plus grand chose pour Condor : journaliste ou... avocat ! Sauf qu'un avocat c'est pas très glamour...
  • Vous l'avez donc rendu glamour !
  • Oui, il me fallait quand même quelqu'un de décalé. Du coup j'ai pris un gosse de très riches qui sabote sa vie, brisé mais qui préfère le désespoir joyeux... il aime bien blaguer, un peu cynique mais juste ce qu'il faut...
  • Et il est aussi écrivain à ses heures perdues...
  • En fait je voulais un rapport mystique entre Gabriella et Estéban parce qu'elle est un peu mystique, elle a un rapport mystique à la vie, à la Terre et je voulais qu'il y ait un lien entre les deux qui ne soit pas seulement « Titanic », le riche avec la pauvre ou l'inverse parce que c'est déjà vu mille fois ! Même si on peut tout revoir mille fois, je voulais autre chose, un autre lien.
    Et puis c'est les événements, quand je suis allé à la Villa Grimaldi, qui est un ancien centre de torture, le principal centre de torture au Chili, qui est devenu aujourd'hui un centre de mémoire et qui se trouve, ironiquement, en face de l'hôpital où Pinochet a été hospitalisé à la fin de sa vie, et là il y avait – comme dans le livre – plein de photos de disparues. Et il y avait elle, Catalina, pourquoi elle, je sais pas, parce qu'elle était jolie, mais surtout elle avait l'air hyper moderne, les cheveux courts, à la garçonne, avec un sourire merveilleux et là tu te dis que ç'aurait pu être une copine à toi, ton amoureuse, ta sœur... il y a des catharsis comme ça qui te brisent le cœur... Et dans le jardin de ce Centre devant la photo de chaque femme torturée ou disparue il y a une fleur, une rose. Et je me suis dit, voilà, Estéban voit ça, il sait que sa famille de riches, sa famille politique, en est responsable, ce qui me donnait déjà un truc pour le casser un peu, parce qu'il fallait que je le casse quand même un peu et puis il y a ce texte, L'Infini Cassé, que j'avais déjà écrit, en fait, qui était une allégorie du néo-libéralisme. Et voilà, premier pays néo-libéral du monde c'est le Chili, historiquement, et quand on voit les résultats, ça donne pas envie d'y vivre... donc je me suis dit que ce texte, Estéban pourrait l'avoir écrit.
    Je voulais aussi casser les codes du polar parce que les trucs Cluedo, moi ça m'intéresse pas trop, les trucs de serial killer, tout ça, non plus et puis ce qui m'intéressait c'était de pousser plus loin le truc... J'adore les codes du polar mais j'adore surtout les péter, c'est plus mon rôle... Nietzsche dit « on ne peut construire que sur des ruines » et je suis complètement d'accord avec ça ! C'est comme la musique, j'ai commencé avec Haka, avec du punk – tout le monde meurt, Utu c'était plus punk rock... il faut que les trucs évoluent ! Les Clash ou Bowie sont mes modèles : ils ont jamais été là où on les a attendus, ils ont toujours expérimenté d'autres choses.
    Donc j'aime bien l'idée que le lecteur s'installe dans son polar et puis paf ! Au bout de 150 pages il tombe sur un tunnel – déjà dans Mapuche il y avait quelques poèmes mais là c'est carrément un tunnel ! Il est obligé à passer 15 – 20 minutes à lire un truc, à se dire « mais c'est pas du polar ça ! » Ben non, c'est pas du polar et c'est tant mieux ! Par contre c'est très sombre !

  • C'est très sombre et en même temps très poétique
  • Oui, c'est ce que j'aime... René Char pour moi, c'est la synthèse du Noir et du Bleu, de la Vie, de la Mort, de tout quoi ! Donc c'est aussi un hommage à René Char et à tout ce que j'aime.
  • En parlant des choses que vous aimez, le cinéma : l'adaptation de Mapuche en est où ?
  • Bon, le cinéma c'est toujours hyper alléatoire... Là on est au tout début, ils cherchent parce qu'ils veulent faire ça en anglais, rapport au marché trop réduit en langue espagnole – regarde, là il y a El Clan qui a fait un carton monstrueux en Amérique du Sud, à Paris je n'ai même pas pu le voir quoi ! Donc au début Mapuche en anglais ça me paraissait un peu bizarre et puis bon... je me suis fait à l'idée. Donc là ils sont en train de chercher un scénariste américain Hollywood Chewing-gum pour que ça rentre dans les clous d'une production Franco-Américaine-Sud Américaine. On a déjà un producteur Argentin qui est OK pour la production locale, des producteurs Français, un réalisateur Français, sauf que pour sortir du fric, il faut que les Américains soient dans le coup avec des scénaristes Américains, une co-production Américaine pour que eux, ils gardent le marché domestique, il n'y a que le marché Américain qui les intéresse... Donc oui, là on est vraiment qu'au tout début...
  • Un peu d'actualité nationale : Le mouvement Nuit Debout « est » assez Caryl Férey, non ?
  • Oui, c'est citoyen et surtout je pense qu'on est tous dans la même situation : on sait pas pour qui on va voter ! La gauche au pouvoir, enfin, la gauche... il sortent des lois qui nous auraient fait hurler si elles avaient été proposées par Sarkozy, il y avait eu le référendum en 2005 , on avait dit non, on ne veut pas de cette Europe – moi je suis archi pro Européen mais pas cette Europe là ! Rien à foutre. Les Hollandais, pareil, rien à foutre. Il y a eu les Grecs qui ont dit, non, on veut pas de ça. Rien à foutre. Elle est où la démocratie ? La démocratie est en train de se casser la gueule parce qu'ils ont rien à foutre ! Donc quand t'es de gauche, ben les socialistes non, les autres ils sont tous en train de se battre pour le pouvoir, hyper divisés, aujourd'hui je ne vois pas quel être providentiel pourrait débarquer... il faudrait peut-être un Mandela féminin qui déboule !
  • Pour la fin, la question inévitable : si vous quittiez l'Amérique Latine, ce serait pour aller où ?
  • Pour le prochain bouquin que j'avais déjà commencé à écrire, je reprends McCash, le personnage de « Plutôt crever » et de « La jambe gauche de Joe Strummer » et qui est inspiré par l'un de mes meilleurs amis. Et puis j'ai un autre ami qui était avocat mais surtout un super marin et qui s'est pris un cargo dans la gueule, il est disparu en mer il y a sept ans. Et j'avais commencé à écrire un bouquin sur les conditions de travail sur les bateaux... à savoir qu'il y en a pas, y a plus aucun code du travail, c'est la sauvagerie la plus totale, c'est pour ça que dès qu'il y a une catastrophe c'est la faute de personne...
    Donc pour le bouquin ce serait à un vieux pote de McCash que ça arrive et puis lui, même s'il en a rien à foutre il se retrouve quand même embarqué dans cette histoire. Et quand j'ai commencé à écrire, il y a cinq ans, l'autre thème c'était celui des migrants. A l'époque il s'agissait de ceux qui remontaient depuis le Sénégal, l'Afrique Noire, qui passaient par le Maghreb pour remonter en Espagne. Là, cinq ans plus tard, le problème a été multiplié par 500 et puis c'est une autre route. Et avec ce qui est arrivé en Grèce, le déni de démocratie en Grèce, ce que je trouve hyper grave pour la démocratie européenne en général, choses dont on parle souvent avec mon éditeur grec, je vais aller cet été en Grèce, parler aux migrants, aux gens qui s'occupent d'eux... ça va être un roman plus européen...

    Après j'irai en Colombie. Comme il y a un processus de pacification avec les FARC, j'ai déjà une histoire en tête - par contre j'y ai pas encore foutu les pieds, donc je ferai un voyage quand j'aurais fini avec McCash, j'espère en 2017... Donc je ne vais pas quitter l'Amérique Latine.

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