lundi 18 avril 2016

Chacun cherche un père. Les Fondamentaux de l'aide à la personne revus et corrigés




Est-ce que Benjamin Benjamin est un raté ? Ça se discute. Car le narrateur des « Fondamentaux » aurait tendance lui-même à l'affirmer depuis le début du récit. Nous en avons rencontrés, des anti-héros, chez Monsieur Toussaint Louverture, de « Karoo » à « Demande et tu recevras », en passant par l'énorme « Mailman ». 

Mais cette fois-ci c'est un peu différent. Cette fois-ci, en avançant dans la lecture, je me disais de plus en plus, ben oui, ce type c'est moi, c'est mes potes, mes collègues, tous ceux qui ne se sentent pas particulièrement l'âme guerrière et conquérante. Tout ceux qui ont besoin - et qui l'assument – de s’apitoyer sur leur sort quand la vie montre ses crocs et démontre à quel point elle peut être la dernière des garces. 
Non, Benjamin Benjamin est un mec à qui la vie la lui a fait à l'envers et qui, lorsqu'on le rencontre, patauge pour s'en sortir.
Donc, pour abréger, il devient auxiliaire de vie et essaie, tant bien que mal d'appliquer à la lettre ces fameux « fondamentaux » en s'occupant de Trev, dix-neuf ans : « Joli garçon malgré sa vilaine séborrhée et un coupe ''saut du lit'' involontaire. […] Sa maladie le rend noueux, maigre comme un clou, un peu voûté, et le fait se contorsionner dans un fauteuil roulant de compétition. »
Derrière Benjamin, nous l'apprenons grâce à l'alternance des temporalités suivant les chapitres, une vie de famille dans laquelle il occupait le rôle de « papa au foyer ». Devant Benjamin, Elsa, la mère de Trevor, une femme « d 'une sacrée trempe ». Et, bien sûr, Trevor, malade, certes, dépendant, sans doute, mais dont la routine rend chèvre notre Benji.
« T'en as pas marre de faire et refaire les mêmes choses tout le temps ? suis-je tenté de lui dire. Les gaufres, la chaîne météo, le centre commercial et le ciné du jeudi après-midi ? T'as jamais envie de sortir de ton train-train compulsif et de partir comme un winner ? Ou au moins commander autre chose qu'un steak-frites à chaque fois qu'on va au resto ? »
Deux facteurs vont changer le quotidien de nos deux naufragés : d'abord une carte destinée à occuper les vendredis, sur laquelle ils répertorient les curiosités les plus invraisemblables découvertes grâce aux émissions des chaînes Voyage ou National Geographic. On y trouve, pêle-mêle, les « Chiottes à deux culs » dans l'Illinois, le Spam Museum d'Austin, consacré à la mortadelle, le dahu empaillé du Wyoming, le fantôme de Liberace hantant un restaurant de Las Vegas...
Le deuxième facteur, Bob, le père errant, le père de Trev, qui avait pris ses clics et ses claques dès que le diagnostique de son enfant était tombé (myopathie de Duchenne), des années auparavant. Fixé dans l'Utah, il essaie de renouer les liens et de se faire pardonner par son fils. Finalement c'est le fils qui fera le déplacement.
Et c'est ainsi que le récit débouche sur l'un des plus drôles et les plus émouvants voyages en minibus à travers les Etats Unis qu'il m'ait été donné de lire.Le plus cassé des deux n'étant pas celui que l'on pense, le périple sera tour à tour surprenant, hilarant, émouvant, animé par des rencontres impayables, notamment Dot, « Miss Clopinette » :
« Plutôt mignonne, la gamine, à condition de ne pas s'arrêter à son look tape-à-l’œil. Seize, dix-sept ans, je suppose. Si ce n'est pas une fugueuse, elle pourrait tout à fait jouer dans une série télé. »
Peaches, enceinte jusqu'aux dents et son copain, Elton, inventeur d'un système de surveillance plutôt étrange, seront eux aussi de la partie pendant quelques bons kilomètres.
Non, Benjamin Benjamin n'est pas un raté. Et c'est ce qu'il va découvrir en traversant l'Amérique dans un minibus aux côtés d'un ado en fauteuil roulant.

" Dimanche matin, Trev et moi nous risquons courageusement à la cafétéria du motel. Elle ne porte pas de nom, mais nous la baptiserons bientôt "Chez Willard le taré". La salle, étouffée par un tas d'objets hétéroclites allant de mousquets à des peaux d'animaux, est aussi sombre et poussiéreuse qu'une boutique d'antiquaire. La déco ne colle à aucun thème précis: chapeaux de pirate, peignes à moustache, dentelle victorienne se côtoient pêle-mêle. Ici, une photo encadrée de Lana Turner, là, une goélette à trois mâts emprisonnée dans une vieille bouteille. L'endroit pue le pâté industriel et la litière pour chats. Monsieur Willard en personne nous installe dans un box, à côté de la fenêtre. Vêtu d'une chemise en flanelle mitée lui donnant l'air d'un épouvantail, le patron qui, apparemment, fait également office de serveur, nous remet un menu poisseux. Je me sens immédiatement mal à l'aise, j'ai l'impression d'être épié. Je me retourne, et tout s'explique: au-dessus de mon épaule droite, perchée tel un corbeau sur le dossier de la banquette, se dresse une marmotte empaillée qui semble surprise au beau milieu d'un coït anal - travail bâclé d'un amateur ou d'un taxidermiste doté d'un sens de l'humour potache."




"Les Fondamentaux de l'aide à la personne revus et corrigés", Jonathan Evison, Traduction Marie-Odile Fortier-Masek, Ed. Monsieur Toussaint Louverture, avril 2016

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