dimanche 24 avril 2016

Giboulées de soleil, l'histoire de quatre femmes et d'un pays.

Lorsque Marie quitte Vienne avec Magdalena dans ses jupes, elle est loin de se douter qu'elle se retrouverait à la tête d'une lignée de bâtardes. 
Elle ne peut pas non plus deviner qu'en laissant l'Autriche annexée derrière pour rentrer dans son pays natal, de l'autre côté de la frontière, elle se précipiterait sous les bottes rouges du camarade communiste. Ainsi va l'Histoire, souvent elle ne fait qu'à sa tête et l'on se retrouve pantins d'une tragédie écrite à notre insu.

Marie, dont nous n'entedrons pas la voix, mais qui sera au centre du roman à travers les voix des trois narratrices: Magdalena, sa fille, Libuse, sa petite fille et Eva, son arrière-petite fille. Chacune racontera son histoire et grâce à leurs récits l'Histoire de la Tchécoslovaquie se fait jour sous les yeux du lecteur.
" Pendant que le train nous emmenait vers ce village perdu, ma mère avait défait sa coiffure très travaillée, élégante. Elle avait passé ses mains dans sa crinière blonde, avait laissé retomber sa chevelure librement sur ses épaules et son dos. Elle avait secoué la tête en arrière et elle était restée ainsi quelques instants. Les yeux fermés. Je m'en souviens très bien. En inspirant profondément. Ensuite, elle avait attrapé tous ses cheveux d'un geste ferme et sûr, puis les avait lissés et noués en un chignon serré. Elle s'était couverte d'un foulard. Que je ne lui connaissais pas. Il est vite devenu l'objet le plus détesté de ma vie. En tirant à petits coups, elle avait enlevé de son corsage les dentelles qui le bordaient. Après, elle avait enfilé un gilet sombre, qu'elle avait boutonné jusqu'au dernier bouton. Citadine, instruite, raffinée et parfumée, elle monta dans le train; campagnarde, effacée mais corriace et pratiquement muette elle en descendit. Ma mère était ainsi maintenant: sanglée, fermée, cachée. Inconnue."
Elle est importante, cette citation, parce qu'elle raconte la mue d'une femme qui, plus que jamais, ne pourra compter que sur elle et sa volonté pour se sauver elle, et sa lignée. 
Ayant travaillé à Vienne auprès du Dr Stein en tant l'infirmière, exercer comme sage femme dans sa nouvelle vie est presqu'une évidence. Comme si donner la vie contre vents et marées était pour Marie le fil conducteur de son existence. Donner la vie malgré l'absence de père, donner la vie malgré la peste brune, donner la vie malgré le choléra rouge.
"-Alors?
Instinctivement, j'ai embrassé mes genoux repliés sur mon ventre. Recroquevillée, je soutenait mieux son regard.
- Je le garde.
À ma surprise, elle a paru soulagée. Je crois qu'elle l'était vraiment.
Est-ce que ma décision venait confirmer celle qu'elle avait prise vingt ans plus tôt? Pour la première fois j'ai eu l'impression que nos vies étaient superposées l'une sur l'autre. Et pas l'une après l'autre."
Oui, sans aucun doute, c'est la voix de Marie qui résonne derrière chaque histoire, derrière chaque destin que ces femmes, ces "bâtardes" nous racontent. Parce que c'est elle qui donne la vie et c'est toujours elle qui l'accompagne lorsque la mère doit travailler, se dévouer auprès d'un mari trop exigeant ou bien montrer la voie à l'enfant dont l'ascendence paternelle reste un mystère.
Et c'est Marie qui préfère encore tuer de sa propre main son unique vache, "La Vache", quand les "bons" camarades viennent lui signaler qu'en tant que propriétaire elle se doit d'offrir la bête à la coopérative au nom du bien commun.
"Notre vache, que j'appelle Vache, est toujours là. Elle est devenue mon amie, une oreille attentive et patiente. Elle apprécie mes caresses, réagit au son de ma voix. [...] À peine ai-je pris les deux gamines dans mes bras que le deuxième coup de fusil éclate, faisant trembler les vitres de nos fenêtres et tout mon corps. Rose s'agrippe à moi à me faire saigner de ses ongles mal coupés. Mon bébé cherche à téter."
Vous l'aurez compris, au-delà des trois narratrices qui accompagnent le lecteur durant ces cinquante années d'histoire et d'histoires, je suis restée arrimée à la figure de Marie, la mère et la donneuse de vies. La gardienne. Celle qui a su faire d'une lignée de bâtardes une descendance de Femmes pour lesquelles l'amour et la dignité prévalent sur tout système politique, sur toute bassesse humaine.
La récompense de Marie? La dernière voix, celle d'Eva.  Celle qui, peut-être, aura connu assez de vies pour s'en faire une opinion bien à elle. Celle qui connaîtra le doux vent de la liberté.
"Au fond de moi, je ne sais pas si j'aurais tellement aimé rentrer dans le cadre de la normalité. La normalité c'est ce qu'on nous assène dès notre plus tendre enfance. Pas d'écart, pas de fantaisie, pas de différence, ni plus haut, ni plus bas, ne pas sortir du rang, ne pas être remarquable, ni remarqué, être effacé. D'ailleurs, on en a fait une idéologie, de la normalisation."
J'ai, bien sûr, pensé aux romans de Sofi Oksanen en lisant "Giboulées de soleil". Les femmes, les régimes totalitaires, l'Europe Orientale, autant de points communs. Sauf que chez Lenka Hornakova-Civade il y a une telle douceur dans l'écriture, même dans les moments les plus durs et les agissements les plus abjects de certains personnages, que les ressemblances tournent court. Elle arrive à emmener son lecteur devant l'Histoire recente sans le brusquer, aux côtés de quatre femmes comme il y en a des milliers, encore aujourd'hui. Elle ne juge pas, ne cogne pas, sa bienveillance envers ses personnages déborde sur le lecteur.
"Giboulées de soleil" parle de nous, de l'Europe, de notre histoire. De la vie, de l'amour et de ses sacrifices. Allez-y, vous y serez gagnants!

Giboulées de soleil, Lenka Hornakova-Civade, Editions Alma 2016

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