vendredi 20 mars 2015

GUERRE

" Mais à qui parler? Le choix qui s'imposait était d'aller voir le commandant de la compagnie qui aurait l'autorité nécessaire pour intervenir. Mais le commandant de la compagnie de Rodriguez était le capitaine Boden, et Boden était un fou. Et si les rumeurs dont mon adjoint m'avait parlé étaient vraies, il était aussi alcoolique. Peut-être une forme d'automédication pour lutter contre le PTSD. Boden avait été à Ramadi en 2004, et son unité détenait le record du plus grand nombre de victimes de la division. Quand vous discutiez avec lui, la première chose que vous remarquiez était la façon anormale qu'il avait d'établir un contact visuel - un regard fixe agressif, suivi de rapides coups d'oeil paranoïaques dans toute la pièce ... La guerre, il connaissait. "



" Je ne dors plus, dit-il. Presque plus jamais. Presque plus jamais. Mais voyez mes mains - regardez-moi. Regardez mes mains. On dirait que je suis calme. "




" Pendant longtemps, j'ai ressenti de la colère. Je n'avais pas envie de parler d'Irak, alors je ne disais à personne que j'y étais allé. Et si les gens le savaient, et s'ils insistaient, je racontais des mensonges.

Je disais:
- Il y avait ce cadavre de hajji, étendu au soleil. Ca faisait des jours qu'il était là. Gonflé de gaz. A la place des yeux, il n'y avait plus que les orbites. Et on a dû l'enlever de la rue.
Alors, je regardais mon public et je scrutais les visages, pour voir s'ils voulaient en entendre davantage. Vous seriez surpris par le nombre de ceux qui en ont envie. "



Je n'arrête pas de penser au fait que ce type, Philippe Klay, n'a que 31 ans, si mes calculs sont bons. J'en ai 35. Nous nous disons souvent: "ça, je ne pourrais pas, je ne saurais pas, je ne supporterais pas... " et pourtant! Toutes les choses que l'être humain Peut supporter. Tout ce qu'il Peut encaisser. Lorsqu'il n'a pas le choix.

31 ans, vétéran d'Irak et une intelligence suffisament aiguë pour savoir mettre à l'écrit une succession de faits, de voix, de vies qui nous font comprendre une fois pour toutes que la guerre aujourd'hui est bien plus que des messages patriotiques, des militaires abrutis aux stéroïdes, bien plus qu' "une guerre des civilisations". Ses personnages, ses narrateurs, tous engagés, chacun à sa manière  - pour l'argent, par  patriotisme, par besoin de se rendre utile, dans l'espoir de se faire payer des études au retour (si toutefois retour il y a ), ils décrivent tous une seule réalité vue à travers des prismes différentes : celle de la guerre.
Le style de Phil Klay a mis tout le monde d'accord. Ferme, incisif, dépourvu de tout pathos, de toute charge, il pose ses personnages, raconte les faits, il s'accorde même le luxe de l'ironie, il reste juste du début jusqu'au dernier " témoignage".
Et il faut le lire, ce bouquin, pour se rappeler que nous avons tous un avis sur la guerre mais que nous n'en savons rien. Les guerres sont décidées ailleurs, dans un "là-haut" qui nous échappe. Les gens qui la font, en revanche, c'est une autre histoire. Et c'est de cette histoire qu'il s'agit ici.


" Vers la fin de notre mission en Irak, nous en étions à plus d'une centaine de blessés. Seize morts. 

( ... ) Jason Peters succomba à se blessures deux mois après cette célébration, portant à dix-sept le nombre de morts. Ceux qui avaient rendu visite à Peters furent généralement d'accord pour dire que c'était une bonne chose. Il avait perdu les deux mains et une jambe. ( ... ) Au cours des mois et des années qui suivirent, il y eut d'autres morts. Un accident de voiture. Un marine impliqué dans une bagarre pendant une permission fut tué à coups de couteau. ( ... ) Le premier suicide fut celui d'Aiden Russo. Il se tua avec son arme de poing personnelle pendant une permission. ( ... ) Cinq mois plus tard, Albert Beilin se donna la mort en avalant des pilules. ( ... ) Un an plus tard, José Ray, reparti en Irak pour la troisième fois, se tira une balle dans la tête. "



Pour dire que la guerre ne s'arrête pas à la fin d'une mission. Pour dire que, souvent, la guerre ne s'arrête plus. A ceux qui répondraient que " bof, c'est déjà vu, on a vu tout plein de films de guerre et du Kubrick en veux tu, en voilà, et Vietnam et Oliver Stone et la Guerre du Golf... " j'aimerais répondre, peut-être bien. Mais prenez quand même le temps de lire Phil Klay, d'écouter ses douze engagés pendant leurs missions, pendant leurs permissions ou au retour à la maison. Prenez le temps de l'empathie et saisissez l'occasion de pouvoir comprendre une, au moins, des multiples facettes de la guerre.



" - Istalquaal, dis-je au bout d'un certain temps, pour essayer de le faire sortir de sa coquille. Ca veut dire liberté ou libération?
Il entrouvrit les paupières et me jeta un regard de côté. 
 - Istalquaal? Istiqlal signifie indépendance. Istalquaal ne veut rien dire. Cela veut seulement dire que les Américains ne savent pas parler arabe. "



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