vendredi 11 mars 2016

El pueblo unido jamas sera vencido, Condor, Caryl Férey


« Il faisait nuit le jour : des marées noires comme du charbon, qui vous salissaient les doigts. Le gras du gaz, filles du grisou.
Pour ça il en était mort par comités, tous les derniers ouvriers, des maigres à n'y plus voir, des emportés par le courant, des nés victimes qui n'avaient pas eu le choix, des qui n'étaient même pas au courant.
Les autres avaient suivi, les employés, les syndiqués.
Mais la casserole où on les avaient jetés accrochait... ils s'étaient mis à geindre, puis à crier... Pas malheureux pourtant jusqu'alors, ils avaient cru à leur part.
Fallait pas croire.
Enfin, ils n'étaient pas les seuls : d'autres encore avaient suivi, les petits cadres, les professeurs, c'était comme le charbon qui alimentait la locomotive, de l'extrait de croissance qui prendrait des directions hyperboles, de la machine qui s'emballe certifié pur capital... Des pauvres gens, qui avaient été carbonisés les premiers. »

André Jarlan, prêtre de l'Action Catholique Ouvrière est né dans l'Aveyron et meurt, abattu par balle, dans la « poblacion » de Victoria à Santiago en 1984. Son tort ? Aider les démunis, les opprimés, combattre le fascisme et la dictature, au Chili, sous Pinochet.

Victor Jara, artiste insoumis, est exécuté en 1973 au Stade National, en présence de plus de 5000 autres prisonniers politiques. La dictature n'a pas de limites, pas de marge, pas d'états d'âme. Elle est assoiffée de sang et de pouvoir. Et elle infiltre l'histoire par tous ses pores même lorsqu'on la pense anéantie. Les murs de Victoria, quartier obstiné en périphérie de Santiago, en témoignent encore aujourd'hui.

« La Victoria était la poblacion la plus pauvre de Santiago, celle où la répression s'était acharnée. Pour mater les révoltes, on l'avait plongée tête la première dans la misère, appliquant la technique du sous-marin des tortionnaires à une population entière. Une asphyxie. Quand la détresse menaçait d'exploser en émeutes, les carabiniers jetaient des grenades lacrymogènes par les fenêtres des bicoques, tiraient sur tout ce qui bougeait, les hommes, les femmes, les chiens. Soixante-quinze morts, un millier de blessés, six mille arrestations, La Victoria avait payé cher sa résistance à Pinochet. »
Victoria, pauvre, rebelle, insoumise, est l'un des personnages principaux de Condor. Derrière elle s'alignent Gabriela, Stefano, Esteban, Edwards, Patricio... autant d'histoires individuelles que la grande Histoire a emportés dans sa course folle.
Caryl Férey a le talent rare de nous obliger à nous intéresser à autre chose que nos pauvres nombrils. Avec lui on ne sait jamais où finit le documentaire et où commence la fiction... et c'est tant mieux, ça nous oblige à chercher.

Après Mapuche, Férey reste sur le continent latin. Prochaine cible, le Chili. Mais ce n'est pas le seul point commun avec le précédent roman, il y en a un autre, plus charnel, plus intime, que vous découvrirez à la lecture de Condor.

La toile de fond est politique, bien sûr. Les résonances du passé crèvent les tympans et font de nouvelles victimes. Le style est pourtant résolument poétique, peut-être plus que jamais, malgré la violence brute qui suinte à presque chaque page.

La trame du roman est bien celle d'un polar : des gamins tombent comme des mouches, une enquête officielle bâclée, une enquête officieuse qui déterre d'autre cadavres... Mais là ce n'est que le squelette de la narration. La chair, le sang, la matière, ce sont l'Histoire, les personnages qui vous font traverser des montagnes russes de sentiments contradictoires, une histoire d'amour magnifique, les amitiés sans concession et les vengeances implacables.

Je n'ai aucune envie de vous raconter l'histoire du Condor, ce sera à vous de la découvrir, il n'y a que de cette manière que vous apprécierez à sa juste valeur le retour de Caryl Férey. Il est assez exceptionnel. Et il sera en librairie le 17 mars prochain.

« Les gamins de la décharge étaient sans armes mais une lueur étrange perçait entre leurs paupières cernées de noir.
  • Regarde leurs yeux, Daddy, regarde comment ils ont faim.
L'ogre recula mais il était encerclé. Il ne voulait pas comprendre, pas encore. »

Condor, Caryl Férey, Gallimard Série Noire, mars 2016
Publié sur le site des Unwalkers.

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