dimanche 25 janvier 2015

" LAVI PA FACIL " Laurent Gaudé




Cinq ans après le séisme qui a irrémédiablement meurtri Haiti, Laurent Gaudé rend justice à sa manière au peuple haïtien dans son dernier roman Danser les ombres .

Et c'est là, je pense, la première raison pour laquelle il faut lire ce livre: pour regarder dans les yeux les Haïtiens, tous les Haïtiens, les morts et les vivants.
On aurait l' impression que jamais il n' a été pardonné à Haïti d' être la première république indépendante majoritairement noire (1804 ).


Danser les ombres est une belle métaphore de l'histoire haïtienne: cela commence par l' espoir, il s' ensuit le rassemblement et peu de temps après, la rupture.
Et pourtant. L'espoir est précédé par l' apparition de l' esprit Ravage, " celui qui renverse la vie des hommes, écroule les existences, celui qui casse les vies et fait pleurer les femmes. " 
Et c' est sur Lucine qu' il posera son regard, Lucine qui avait abandonné Port- au- Prince cinq ans auparavant pour s' occuper de Nine, sa soeur, et des enfants de celle- ci, à Jacmel, leur village.
Lucine qui repart à Port- au- Prince pour annoncer la mort de Nine à un ancien amant. Et qui décide qu' il est temps que la vie reprenne son cours: " Elle était là, elle, au milieu de tout cela, et elle sentait qu' elle retrouvait non seulement sa ville, puante, grouillante, frénétique, mais aussi sa propre existence. Et alors, surprise elle- même de pouvoir le faire, elle sourit. "



 Danser les ombres  est un récit vivant de tous points de vue. Les descriptions de la ville de

 Port- au- Prince, les couleurs, les odeurs, la moiteur, les bruits, nous y sommes, nous aussi, les lecteurs, au milieu de ce brouhaha qui nous enveloppe et nous donne le tournis, à l' instar de Lucine:

" La tête se mit à lui tourner. Elle était asaillie par un déluge de couleurs, rouge,  jaune, vert, orange, des peintures des voitures, des décorations des bus. "



Ancienne étudiante militante durant les mouvements qui demandaient le départ du président Jean- Bertrand Aristide au début des années 2000, Lucine retrouve un nouveau foyer à Port- au- Prince: un noyau de résistants, tous différents les uns des autres mais unis par le goût de la vie et de la politique.



Saul, faux médecin, meurtri dans son âme et dans sa chair durant les violences qui avaient suivi le départ du président Aristide en 2004, traîne sa patte folle dans les bidon- villes pour soigner les oubliés. Le Vieux Tes, quatre-vingts ans, communiste, humaniste, ancien patron de bordel, Chez Fessou, où les hommes continuent encore à refaire le monde. Domitien Magloire, dit Pabava à cause de ses silences, qui avait combattu Duvalier fils et avait connu les violences des tontons macoutes dans leurs geôles. Sénéque, le facteur, meilleur ami de Pabava. Jasmin Lajoie, quarantenaire éternel séducteur de ces dames, à condition qu' elle soient mariées: surnommé Mangecul, " était en effet le seul à utiliser Fessou comme un bordel. " Bourik Travay, le plus jeune, vingt- cinq ans, timide travailleur partout où la possibilité se présente depuis ses douze ans.

Tout un monde. Une famille.
Et puis il y a Firmin Jamay, le taxi. L' une des scénès les plus fortes du roman est la rencontre du bourreau avec sa victime. Le télescopage des souvenirs respectifs: 
" Le visage du grand homme en veste, là, découpé comme il l' est dans le rétroviseur ( ... ) Il lui semble qu' il le reconnaît... ( ... ) Oui. C' est lui... Tout lui revient. Il a, soudainement, un goût âpre dans la bouche... Ses mains lui font mal. Il se souvient: le sang, les phalanges en sang, la mémoire de la douleur, physique. Il se souvient. La petite pièce exiguë. Avec une ampoule seulement. L' odeur d' urine. La chaleur étouffante. "
Et en face: " En passant devant la voiture, il avait pris tout son temps et avait plongé le regard sur le conducteur, sans s' arrêter. Et maintenant il avait peur. ( ... ) Il revoyait cette cave, sans fenêtre, avec une serpillière au sol qui ne servait à rien, les murs humides de sang et de l' eau qu' on y jettait à grandes bassines. "




Le 12 janvier 2010. " Hier, comme aujourd'hui, les hommes vivaient. ( ... ) Personne n' avait remarqué que le monde animal tendait l' oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre. "

Nous savions que ce moment finirait par arriver. Nous avons rencontré tous les personnages, nous nous sommes pris d' affection pour certains d'entre eux. Et nous allons maintenant les suivre dans les décombres d' une ville que la terre a décidé d' avaler.
Sur la deuxième partie du roman plane l' ombre du vaudou: une fois la terre ouverte, vivants et esprits se côtoyent, se frôlent, se parlent. Les pages qui décrivent Port- au- Prince sont magistrales dans leur désespoir. Une question perdure: 


" Ils pensent à la même chose, sans se le dire. Toutes ces années de combats, de Duvalier père et fils à Aristide, jusqu' à l'opération Bagdad, toutes ces années où il avait fallu s' arc- bouter contre la tyrannie et l' ignorance et tout cela pour quoi?... Pour arriver à ce jour?... "
 Pour mémoire, d' après l'Organisation Internationale pour les Migrations, il existe encore aujourd' hui à Haïti plus d' une centaine de camps de réfugiés. Nous sommes en 2015.
Merci, Laurent Gaudé!


Danser les ombres  fait écho au manifique roman de Yanick Lahens paru l'année dernière aux éditions Sabine Wespieser et couronné par le prix Femina:  Bain de lune . 
L' histoire d' une rivalité entre deux familles, Les Lafleur et Les Mésidor est aussi le prétexte pour parler des années sombres où Duvalier et consorts ont mis à feu et à sang le peuple haïtien.

Lorsque vous irez chercher le roman de Laurent Gaudé, pensez à y ajouter aussi  Bain de lune , ce magnifique hommage à la culture créole!


Danser les ombres , Laurent Gaudé, Actes Sud, 2015

 Bain de lune , Yanick Lahens, Sabine Wespieser, 2014

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