dimanche 17 janvier 2016

No one here gets out alive, La Maison dans Laquelle




« Je dépoussiérai une surface ronde un tout petit peu au-dessus de mes yeux, et de là, je descendis vers le nez, pour que mon double se montre enfin : il n'avait pas mûri le moins du monde. C'était la même tronche adolescente avec laquelle, selon toute probabilité, on m'enterrerait. Je me nettoyai un peu plus pour caser mes oreilles que j'avais libérées de derrière mes cheveux. Mon double se transforma en Mickey Mouse. Un Mickey Mouse sinistre. Et soudain, je compris avec horreur que j'avais vieilli. Dans le miroir, j'étais le même que cinq ans auparavant, mais à l'intérieur, il manquait quelque chose. Et étrangement ça se voyait. Mon effronterie habituelle avait disparu. A bien y réfléchir, en effet, cela faisait une éternité que je n'avais pas manigancé quelque chose, que je n'avais pas fait tourner les gens en bourrique. Et il y avait des siècles que l'on avait pas essayé de ma casser la figure à cause de ça.
- Hé hé, lançai-je à mon double, alors comme ça, tu deviens adulte ? Sors-toi cette idée de la tête, sinon on ne va pas être copain. »

Bon. La Maison dans laquelle est un sacré bouquin. Je défie quiconque de me trouver quelque chose d'équivalent, un livre qui s’immisce en vous avec une telle force, un roman dont les personnages vous accompagnent du matin au soir, même pendant les heures où le bouquin est fermé , éteint, en veille.
Rien à voir, mais jusqu'à présent le seul personnage de roman dont le sort m'inquiétait à toute heure de la journée, quelle que fut mon occupation du moment, et ce jusqu'à ce que son histoire soit finie, a été Raskolnikov. J'ai lu Crime et Châtiment à l'adolescence et l'histoire de ce pauvre bougre m'obsédait en permanence, en soirée, à jeun, dès que le bouquin était fermé ou loin de moi. Allez savoir pourquoi. Mais je ne l'ai jamais oublié, la preuve, vingt ans plus tard je peux sortir son nom de mon chapeau même en dormant. Et là...
« “Hé toi là !” Une femme en tablier, l'air revêche, interpella Fumeur. “Il est interdit de fumer dans le réfectoire. Donne-moi ton nom. Je vais informer la direction de ton comportement.”
Fumeur fit volte-face. La vieille femme tenait entre les doigts le minuscule mégot qu'avait laissé Sphinx. Fumeur fixait l'objet du délit. C'est pas vrai?! Elle a fait exprès d'attendre que je m'éloigne pour pouvoir le crier dans toute la Maison ? Il eut l'impression que son crâne venait d'être pris dans un étau.
Ton nom ! Insista la bouche étroite comme une fente.

Raskolnikov !...”, lui cria le Fumeur. »


Voilà... il y a parfois des télescopages qui vous laissent muet. Tout ça pour dire que j'ai volontairement prolongé, prolongé, prolongé la lecture de La Maison dans Laquelle… je ne voulais pas en sortir. Ce qui tombe bien, les habitants de la Maison non plus, ne veulent pas la quitter. Nous avons donc résisté ensemble.

Et maintenant, le point nevralgique : La Maison.
Une inscription sur son mur vous accueille ainsi : « Salut à vous les avortons, las prématurés et les attardés. Salut les laissés-pour-compte, les cabossés et ceux qui n'ont pas réussi à s'envoler ! Salut à vous, « Enfants-chiendent » ! »
C'est elle, la Maison : celle qui accueille éclopés, manchots, aveugles, inadaptés ou présumés comme tels, tous mineurs, tous différents. En son sein des groupes, des bandes, avec chacune un chef à leur tête. Un microcosme autonome, régi par des lois tacites et dont l'organisation, sous couvert d'anarchie, est réglée comme du papier à musique. Mais pour la comprendre il faut en être.

Et c'est là la puissance de ce roman : il vous plonge de façon impitoyable dans vos propres souvenirs d'ado, aux moments où vous vous sentiez incompris par tout le monde et que vous pensiez détenir les Vérités absolues de tout ce qui vous entourait. Le moment où chaque émotion avait la force d'une éruption volcanique et que la Vie, la Mort, étaient infiniment moins importantes que l'amitié, la haine, l'amour, la bande... (complétez la liste à votre guise, la musique, la nuit, le samedi soir, un bouquin corné de partout...)

On dirait que chaque garçon sort des pages du roman pour vous raconter Sa version des faits, tellement ils sont palpables, présents, vrais, et c’en est moins étonnant lorsqu'on apprend que Mariam Petrosyan (qui, ceci dit en passant, n'avait aucunement l'intention de faire publier son manuscrit au départ) avait d'abord dessiné des personnages avant de commencer à écrire leur histoire. Est-il important de vous dire que Fumeur passe son temps à croquer ses copains ?

« Mes amis ! Le temps est notre principal ennemi, c'est un adversaire impitoyable. Les années s'envolent, emportant leur dû. Les vieux se tassent, les enfants poussent. Les dragonnets abandonnent la coquille maternelle et braquent des yeux brumeux vers les cieux ! Des Log simples d'esprit se marient, sans songer aux conséquences ! De gentils garçons se transforment en de jeunes hommes grognons et rancuniers, enclin à la délation ! Nos propres reflets crachent sur nos cheveux grisonnants. »

Avec Monsieur Toussaint Louverture nous nous sommes déjà habitués à découvrir une nouvelle pépite à chaque publication, mais avec ce roman il prouve que ses choix éditoriaux sont vraiment au-dessus de la mêlée. C'est un livre qui ne se raconte pas, il se lit et ensuite il fera son travail, en vous... En ce qui me concerne, « La Maison dans laquelle » est sa meilleure trouvaille, un roman que je vais certainement relire encore et encore...

La Maison dans laquelle, Mariam Petrosyan, Traduction Raphaëlle Pache, Monsieur Toussaint Louverture, Mars 2016


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