lundi 21 décembre 2015

Hobboes, Un avenir si proche


"Banes pénétra dans le parc par la grande entrée  du rond-point de Broadway. Il marcha d'abord jusqu'au Pond, un petit lac où la pêche était autrefois autorisée comme loisir, à condition de remettre à l'eau les poissons ferrés. Il n'y avait plus de prises à faire ici. Ses carpes et ses sandres depuis longtemps dévorés, l'étang n'était plus qu'un marigot souillé par des taches d'huile et des déchets en plastique qui flottaient à sa surface. Sous une première rangée d'arbres, Raphaël avisa deux grandes tentes marquées du symbole de la Croix-Rouge. C'était un poste de consultation médicale et un autre de distribution de colis. Deux files de malheureux serpentaient devant l'entrée. Hésitant à s'avancer, Banes alluma une cigarette. Ce qu'il avait sous les yeux le mettait mal à l'aise. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il assistait à pareille scène. Depuis qu'il avait l'âge de s'intéresser à l'actualité, dans les journaux ou à la télévision, sa mémoire était emplie d'images de centres de secours. Mais, en l'occurence, les malheureux qui faisaient ici la queue pour consulter ou se ravitailler n'étaient pas les victimes d'une guerre lointaine ou d'une catastrophe naturelle survenue à l'autre bout du monde. Ce n'était pas la Mésopotamie du chaos ou l'Asie des typhons, c'était l'Amérique! New York! Le coeur même du rêve américain! Surplombés par les silhouettes hautaines du Rockefeller Center ou du Dakota Building, des milliers de miséreux dûment estampillés citoyens de l'empire US ne pouvaient recourir qu'à la charité pour assurer leur survie." 

 Le roman de Philippe Cavalier résonne encore étrangement en moi, 24 heures après l'avoir fini. Le monde décrit dans cette dystopie, ô combien crédible, hélas, malgré les quelques envolées fantastiques qui pourraient nous faire nous tromper de chemin, est un monde qui paraît aujourd'hui à portée de main.
Le Prologue du roman est pour le moins destabilisant: tous les habitants d'un petit village de la côte canadienne répondent à l'appel silencieux  d'un vagabond venu de nulle part et se jettent à la mer. Tous, à l'exception de quatre parmi eux: trois hommes et une adolescente. Ils seront les élus d'une mission de destruction.

Pendant ce temps, dans un coin de l' Amérique en désordre, Raphaël Banes, professeur de sociologie et de sciences politiques à l'Université de Cornell, perd son poste suite à un coup de sang qui mettra KO l'un de ses collègues. Malgré son inquiétude, Banes ne restera pas longtemps désoeuvré: une très allécheante proposition de collaboration lui sera faite par la Fondation Farnsborough. Inconnue pour le professeur jusqu'à son "entretien d'embauche", la Fondation en question s'avère être "un des instituts de prospective les plus reconnus au monde".
"... il s'agit de recueillir de l'information de première main, de compiler les donnés et d'en tirer les lignes directrices pour l'avenir. Nous intervenons dans toutes les branches: sciences, économie, technologie, sociologie, politique et même... religion! Aucun domaine de la pensée humaine ne nous échappe. Anticiper. Prévoir. Saisir la globalité du présent pour mieux préparer l'avenir. C'est ça notre travail."
Si le profil de Raphaël Banes semble intéresser sincèrement son interlocuteur, un autre profil, surgi, lui, au détour de la conversation, changera la destinée de notre professeur: Milton Millicent, ancien étudiant de Banes, préparant une thèse sur les "Mécanismes du don et de l'échange au sein des sociétés néomarginales contemporaines" et disparu des radars de l'université depuis des mois.
"Si mes souvenirs sont bons, M. Millicent ne s'était pas tenu à cette stricte définition, précisa Raphaël. Il avait vite dérivé sur d'autres thématiques plus fumeuses.
- Lesquelles? voulut savoir Peabody.
Banes se passa nerveusement la main dans les cheveux. Il ne comprenait pas pourquoi la conversation se fixait ainsi sur le plus insignifiant  de ses anciens étudiants. Encouragé par Franklin, il ressembla néanmoins le peu de souvenirs qui lui restaient.
Milton s'était mis à se passionner pour des histoires sans queue ni tête qui se colportent parmi tous ces pauvres gens victimes de la crise... (...) De simples réitérations des mythes de la fin du monde. Des contes de bonne femme opposant des destructeurs et des rédempteurs sur fond d'effondrement du système, justement."
Ce qu'employeur veut, il l'aura: Milton Millicent et ses mythes eschatologiques deviendront ainsi la première mission de Banes au sein de la Fondation Farnsborough , l'ancien étudiant doit être retrouvé coûte que coûte.

Commence alors pour Raphaël Banes une épopée personnelle qui le portera jusqu'au sein de la réfection prédite par Milton Millicent. Vagabond parmi les vagabonds dans une Amérique où les marginaux occupent de plus en plus de territoires en attendant le meneur qui saura les guider, Raphaël apprendra que l'on peut coexister avec les mythes et que ces derniers peuvent nous rattrapper.
Road-trip et roman initiatique à la fois, Hobboes soulève de nombreuses questions: la liberté, l'individualisme, le matérialisme, la transmission du savoir, parmi tant d'autres. En ce qui me concerne, j'ai choisi de m'attarder sur la problématique des masses.
La crise a poussé à la rue des milliers de gens. Central Park, à New York ou le quartier Skid Row à Los Angeles étaient devenus des bidonvilles à l'Américaine. Le chômage, la misère, le froid, la faim ont fini par atteindre des classes sociales qui se croyaient à l'abri de tous ces malheurs. En filigrane, deux mouvements, tendus vers un but identique, faire changer la société, mais dont les moyens diamétralement opposés en font des ennemis mortels: les Sheltas et les Fomoroï.
Qui sera le maître choisi par les masses? Qui portera la force mortelle d'une foule soulevée par les frustrations? Et quel en sera le but?
"D'aucuns chantaient des psaumes chrétiens ou des litanies inventées de toutes pièces. Plusieurs hurlaient des prières ou dansaient sur des airs anciens. Comme les mystiques le font aux Indes, certains perçaient leurs membres de longues aiguilles quand d'autres faisaient contrition, en avançant sur les genoux. Il y avait des évangélistes et des satanistes. Des born again et des athées. Des dérangés et beaucoup d'êtres sans histoire...
Camden Hodge- Okhlos- était parvenu à rassembler ces gens qu'aucun lien n'aurait dû unir. Il leur avait donné une cause, un but. Plus important que tout: il leur avait donné un chef à suivre - lui-même, bien sûr. Un chef qui avait désigné des responsables à leur misère, à leur mal-être. Un chef en la parole duquel il était facile de croire."
Manipuler les masses, appuyer sur les bons leviers, donner une voix unique à tant de frustrations et d'humiliations distinctes, appeler vengeance et se servir de la force d'une foule soulevée pour réaliser son rêve de domination: Hobboes nous livre une leçon magistrale sur ce mécanisme qui a si bien fonctionné par le passé et qui, aujourd'hui encore, fait très bien ses preuves. 

Philippe Cavalier maîtrise sa narration d'une main de maître: la quête de Banes, la lutte entre Sheltas et Fomoroï, le soulèvement des populations dans les grandes villes des Etats Unis, un mounty canadien qui mène son enquête en solitaire pour connaître les raisons du suicide collectif qui ouvre le récit, autant de paliers que le lecteur descendra le souffle coupé jusqu'à l'éclat final.

Sous ses apparences dystopiques, Hobboes nous met face à nos démons, à notre présent et pose des questions sur notre avenir proche. Mais il porte aussi malgré tout une lumière qui traverse tout le récit et qui porte aussi son lecteur: suivez-la!


Hobboes, Philippe CAVALIER, Editions Anne Carrière 2015

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